Pourquoi le populisme ne prend pas au Japon

La vague populiste qui déferle sur les démocraties occidentales cause beaucoup d’émois et de débats, au Japon comme ailleurs, mais ne paraît pas toucher directement l’archipel. Pourquoi donc le Japon se montre-t-il immunisé (du moins jusqu’à maintenant) au courant politique qui a causé le « Brexit » et l’élection de Donald Trump?

 

Moins de forces disruptives

Une première explication s’impose : la société japonaise reste beaucoup plus homogène que celle des démocraties européennes et américaines. Les frontières du Japon sont fortement contrôlées et le gouvernement reste opposé à l’immigration. Le peu d’étrangers résidant au Japon (moins de 3% de la population) est en grande majorité originaire des pays voisins et s’intègre facilement. Les frictions liées à l’immigration, une importante source de soutien aux partis populistes occidentaux, restent donc marginales ici.

La cohésion sociale japonaise est également économique. Bien que les inégalités aient augmenté ces dernières décennies dans l’archipel comme dans les autres pays développés, elles restent moins importantes qu’ailleurs. Le salaire d’un chef d’entreprise est au Japon 67 fois plus élevé que celui de son employé le moins bien payé. En Suisse il est 148 fois plus élevé et aux Etats-Unis, 354 fois. Le marché de l’emploi est également plus stable, et beaucoup d’hommes japonais maintiennent des bonnes conditions de travail dans des grandes entreprises (la situation pour les femmes est malheureusement plus précaire).

 

La cohésion sociale avant tout

Le Japonais moyen a donc moins de raisons de se plaindre que son statut économique et social se dégrade et de blâmer des élites égoïstes ou des « étrangers envahissants ». Le discours public dans les médias et dans les sphères politiques du pays  encourage également la modération. Le Japonais moyen a donc moins de raisons de se plaindre que son statut économique et social se dégrade et de blâmer des élites égoïstes ou des « étrangers envahissants ». La globalisation n’est également pas devenu un sujet de discorde.

Le discours public dans les médias et dans les sphères politiques du pays  encourage la modération. On observe en effet peu ici la polarisation et le ressentiment acrimonieux envers l’autre camp qui divise les Etats-Unis ou l’Angleterre. On observe en effet peu ici la polarisation et le ressentiment acrimonieux envers l’autre camp qui divise les Etats-Unis ou l’Angleterre.

Cela est dû d’abord au fait que la préservation de la cohésion sociale et de la solidarité entre citoyens sont des objectifs chers à la grande majorité des Japonais, et un sine qua non pour tout politicien. On évite donc d’adopter une rhétorique de la division. Les grands journaux du pays continuent également de dominer le paysage médiatique et évitent de critiquer trop fortement les politiques publiques pour préserver leur accès aux politiciens et aux bureaucrates. Cela renforce la solidité du « courant dominant » japonais. Même les discussions sur les médias sociaux restent en général relativement modérées – ce qui est en partie dû à la politesse inhérente au langage japonais et au respect profondément ancré pour les bonnes manières.

Certes, le Japon a son lot de groupes d’extrême-droite qui sont bien établis et savent tirer profit de la facilité de se retrouver et de s’organiser en ligne. Cependant, ils n’ont pas quitté leur niche et contaminé le centre au même point qu’ils ont pu le faire ailleurs.

 

La très grande tente du Parti libéral-démocrate

La solidité du centre politique est grandement due à la domination du Parti libéral-démocrate (PLD). En effet, le parti au pouvoir héberge des courants de pensée très divers. Si certains seraient identifiés comme de gauche en Europe, et se veulent progressifs et inclusifs, d’autres seraient plus proches d’une droite nationaliste. La rhétorique de certains membres prééminents du parti est évocatrice : on parle de permettre au Japon de retrouver sa fierté, de promouvoir le patriotisme du public, de retrouver les valeurs traditionnelles japonaises et de s’opposer au libéralisme excessif à l’anglo-saxonne…

Le premier ministre Shinzo Abe réunit en réalité les deux tendances. Sous sa direction, le PLD se pose en représentant de l’ensemble de la société japonaise, mais annonce également sa volonté de « reprendre le Japon », comme le proclamaient ses affiches électorales en 2012 et en 2013. La formule peut paraître curieuse : certes, en 2012, le parti comptait retourner au pouvoir après un bref interlude de gouvernement par le Parti démocrate du Japon. En 2013, cependant, le PLD avait rétabli sa domination de la scène politique, et on pouvait donc se demander à qui il s’agissait de « reprendre le pays ».

 

Peu de place pour un mouvement d’opposition nationaliste

Pour comprendre ce message, il faut revenir aux obsessions d’un grand nombre de politiciens conservateurs japonais : la révision d’une constitution imposée par les occupants américains après le Seconde Guerre Mondiale et avec le retour des valeurs traditionnelles du pays, supposément endommagées par une association trop proche avec les Etats-Unis. Au Japon, ce sont donc certains membres de l’élite politique eux-mêmes qui se réclament porte-étendards du nationalisme, et non un quelconque parti d’insurgés contre le régime en place.

Cependant, l’influence de ces politiciens nationalistes est compensée par celle de leurs collègues plus centristes au sein du PLD et par le besoin du parti de conserver un équilibre entre ses différentes factions pour maintenir sa cohésion et sa place au cœur du monde politique. Certains citoyens japonais votent peut-être pour la partie nationaliste du programme du parti, mais comment les distinguer de la majorité qui le soutient surtout parce qu’il garde son image de parti naturel de gouvernement ?

 

Stabilité à quel prix ?

La nature du monde politique japonais rend donc très difficile l’établissement d’un parti populiste. De plus, l’absence des frictions sociales qui alimentent le soutien à ce type de parti en Europe fait qu’il lui serait dans tous les cas très difficile de gagner le cœur des votants dans l’archipel. Le Japon semble donc bien être le plus stable des grands pays démocratiques.

 

Cette stabilité a cependant un prix. La fermeture à l’immigration n’est pas à l’honneur du Japon à l’heure où le nombre de réfugiés fuyant la guerre ou la détresse de par le monde est plus élevé que jamais et prive un pays vieillissant d’une importante source de vitalité. La dominance excessive du PLD et la timidité des grands médias privent le Japon d’une saine diversité de voix dans la sphère politique et de contraintes efficaces sur le pouvoir du gouvernement.

Il est utile ici de citer un autre grand pays démocratique qui est parvenu à maintenir la même stabilité d’une façon totalement différente. Le Canada, sous le gouvernement de Justin Trudeau et du Parti Libéral (de gauche), reste ouvert et positif face à l’immigration, proclame son soutien au multiculturalisme et se veut libéral politiquement et économiquement, tout cela sans éveiller le genre de révolte populiste qui secoue son voisin du sud. La preuve, peut-être, que le Japon pourrait également s’ouvrir d’avantage et croire en sa capacité d’en faire une expérience positive.

Antoine Roth

Antoine Roth est professeur assistant à l'Université du Tohoku à Sendai, au Japon. Genevois d'origine, il a obtenu un Master en Etudes Asiatiques à l’Université George Washington, et un Doctorat en Politique Internationale à l'Université de Tokyo. Il a également effectué un stage de six mois à l'Ambassade de Suisse au Japon. Il se passionne pour les questions sociales et politiques qui touchent le Japon et l’Asie de l’Est en général.

2 réponses à “Pourquoi le populisme ne prend pas au Japon

  1. Le Canada est par définition une terre d’immigration. Cela n’a rien d’illogique à ce qu’ils s’ouvrent à l’immigration sachant que cela a toujours été le cas. Ce qui n’est pas le cas du Japon, nation millénaire et territoire ancestral du peuple japonais autochtone. La comparaison ne me semble pas pertinente.

    Je ne dis pas que le Japon ne doit pas plus s’ouvrir, mais une chose est certaine, c’est qu’ils ont bien raison de ne pas suivre le modèle multiculturel occidental imposé par le libéralisme extrémiste. Ce modèle qui n’a que faire de la disparité des peuples, des cultures, de la diversité, et qui a bien trop tendance à vouloir abattre les frontières pour mieux uniformiser et asservir.

    Comme disait le libertaire Murray Bookchin,
    “Le monde serait un lieu terne en effet si une magnifique mosaïque de cultures différentes ne remplaçaient pas le large monde déculturé et homogénéisé créé par le capitalisme moderne”

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