Nucléaire au Japon (2): Le gouvernement et l’opinion publique en opposition

Dans mon post précédent, j’ai décrit comment la question du nucléaire divise le monde politique et les principaux médias du pays. Je vais maintenant m’intéresser à l’opinion publique. La méfiance de la population japonaise envers le nucléaire est devenue de plus en plus visible à la suite de la catastrophe de Fukushima et, en juillet 2012, pas moins de 170’000 citoyens étaient descendus dans la rue pour demander une renonciation définitive à l’énergie atomique. Une manifestation de cette ampleur serait remarquable n’importe où ; au Japon, un pays sans tradition de mouvements de masse, elle est extraordinaire – un tel rassemblement n’avait pas eu lieu depuis des décennies.

L’ampleur des manifestations publiques a par la suite rapidement diminué, même si des milliers de personnes avaient quand même participé à une marche organisée en mars dernier pour marquer l’anniversaire du grand tremblement de terre de 2011 et de la dévastation qui avait suivi. Cependant, quelle que soit la taille des mouvements de protestation, l’opposition au nucléaire de la population japonaise reste claire, comme le montre un sondage effectué à la fin de l’année dernière par NHK, la chaine de télévision nationale, à l’occasion duquel 57% des répondants se sont dits opposés au redémarrage des réacteurs.

 

Opposition sans conséquence ?

L’impact concret de cette opposition populaire est cependant ambigu. D’un côté, l’ampleur de la mobilisation de la population a grandement freiné le processus de réactivation des centrales et a certainement renforcé l’élan des réformes du système de régulation du nucléaire.

En revanche, la méfiance de la population et les efforts des militants n’ont pas pu altérer la politique du gouvernement, ou couper court au processus de retour de l’énergie atomique. Rien de surprenant, peut-être, lorsqu’on sait que l’opposition de la population n’a eu presque aucun impact électoral. Malgré sa position pro nucléaire, le LDP a obtenu une claire majorité des sièges dans la chambre basse du Parlement aux élections de décembre 2012 et 2014. De plus, à l’occasion de l’élection du gouverneur de Tokyo l’année dernière, et tout récemment du gouverneur de la province de Saga (qui héberge une centrale), les candidats anti-nucléaires n’ont reçu qu’un nombre marginal de votes.

 

Une autre explication du manque d’impact de l’opposition populaire a trait à la mentalité japonaise. Dans la plupart des conversations sur le sujet que j’ai eues avec des amis et des collègues, mes interlocuteurs se sont affirmés très mal à l’aise face au nucléaire et à ses risques. Cependant, nombre d’entre eux ont aussi reconnu qu’il y avait peu d’alternatives évidentes et supérieures à l’énergie atomique, et que la stabilité de l’approvisionnement en électricité doit être assurée non seulement pour des raisons économiques mais aussi pour répondre aux besoins d’une population amoureuse des gadgets électroniques en tous genres.

Les Japonais sont pragmatiques, et beaucoup sont donc prêts à accepter, comme le gouvernement le fait valoir, que le Japon est dépendant de ses centrales atomiques qu’il le veuille ou non. Une majorité de la population est mécontente de cette situation, mais nombreux sont ceux qui sont prêts à la tolérer. C’est la mentalité du « shōganai », littéralement « on y peut rien ». Le Japon doit régulièrement faire face aux tremblements de terre, aux tsunamis, aux typhons, aux éruptions volcaniques… Les centrales nucléaires ne représentent donc qu’un risque supplémentaire pour un pays habitué depuis des temps immémoriaux à affronter régulièrement la colère des éléments, et la dévastation qu’ils peuvent apporter. Il faut faire avec, et reconstruire sa vie comme on peut une fois la tempête passée. Ce fatalisme explique la résilience admirable des Japonais face à l’adversité, mais aussi pourquoi, malgré leur méfiance et leur opposition de principe, la plupart des citoyens ne descendront pas dans les rues pour prévenir le retour du nucléaire. Ils sont mécontents peut-être, mais également résignés.

 

Cela ne veut pas dire, bien entendu, qu’une petite minorité de militants déterminés ne va pas faire tout son possible pour freiner le redémarrage des réacteurs. Cependant, cette bataille se joue désormais au niveau local, puisqu’à l’échelle nationale le processus de réforme du système de supervision du nucléaire est déjà plus ou moins terminé. Ce processus, et les perspectives pour l’année 2015, feront l’objet de mon prochain post.

Antoine Roth

Antoine Roth est professeur assistant à l'Université du Tohoku à Sendai, au Japon. Genevois d'origine, il a obtenu un Master en Etudes Asiatiques à l’Université George Washington, et un Doctorat en Politique Internationale à l'Université de Tokyo. Il a également effectué un stage de six mois à l'Ambassade de Suisse au Japon. Il se passionne pour les questions sociales et politiques qui touchent le Japon et l’Asie de l’Est en général.