Le triomphe de l’idéologie woke

«Le vingt-et-unième siècle sera spirituel ou ne sera pas». Cette phrase d’André Malraux prend une portée particulière dans une époque dominée par un profond besoin d’absolu, illustré avant tout par l’influence toujours aussi marquée des idéologies sur nos sociétés. En effet depuis plusieurs décennies, le débat public est empreint d’un fort désir de radicalité, de “pureté doctrinale”, qui contraste avec le prétendu relativisme des sociétés modernes. Ce phénomène est particulièrement visible chez les jeunes, où la tentation des extrêmes est toujours plus forte. L’idéologie woke est le meilleur exemple de cette radicalisation des discours, qui semble refléter un profond besoin de repères moraux dans un monde sans valeurs.

Venant de l’argot noir-américain, le terme woke signifie éveillé, ou conscient des inégalités sociales et raciales qui selon ses sectateurs fondent tous nos rapports. L’ordre social tel que nous le connaissons est jugé injuste par nature, et notre histoire, nos valeurs, nos conventions doivent disparaître, car elles ne seraient que le reflet d’un système d’oppression incompatible avec les droits de minorités supposées vulnérables et incapables de se défendre. 

Si l’on a longtemps décrit le courant woke comme propre à la culture politique américaine et à la radicalisation de sa vie académique, il a aujourd’hui indéniablement fait son apparition en Suisse. J’ai été frappé d’apprendre que des rencontres exclusivement réservées aux minorités sont régulièrement organisées dans le canton de Vaud. Ainsi un skatepark lausannois interdit à toute personne de sexe masculin ou ne se réclamant d’aucune minorité sexuelle de participer à certaines réunions dans un élan de tolérance discriminatoire particulièrement inquiétant. Pourtant le phénomène n’est pas nouveau. Ces deux dernières années ont été marquées par l’intensification des débats autour de questions de cet ordre, telles que la vive polémique ayant suivi la publication d’une vidéo de l’humoriste Claude-Inga Barbey, mais également la volonté de certains milieux anticolonialistes d’effacer un passé jugé honteux en déboulonnant des statues, ou encore la radicalisation croissante à l’oeuvre dans le monde de l’enseignement, dont je suis tous les jours témoin. 

Dans une note remarquable rédigée pour la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol), Pierre Valentin affirme que le wokisme serait étroitement lié à la genèse du postmodernisme, tant dans sa dimension conceptuelle que dans son évolution politique. En effet, la pensée woke se caractérise par un scepticisme exacerbé, se défiant de tout discours de vérité, qu’elle considère comme l’instrument dissimulé d’un système de domination sociale. On peut voir dans cette méfiance accordée au langage une reprise de la pensée de Michel Foucault, qui théorisait l’idée d’un monde où la parole serait inévitablement modelée par une instance de pouvoir aux desseins ambigus.

Mais le danger du mouvement woke réside dans la radicalité de ses injonctions morales. Considérant les principes qui le fondent comme l’expression absolue du bien, toute opposition rationnelle est perçue comme une menace pour sa construction idéologique et doit immédiatement être rejetée par des termes avilissants, repoussant inévitablement le contradicteur dans le camp du mal et empêchant par là même toute possibilité d’un débat objectif. D’ailleurs le wokisme se nourrit des divisions qui marquent notre société, bien que sa défense acharnée des opprimés se heurte aux contradictions fondamentales de son discours. En cherchant continuellement de nouvelles minorités à défendre face à une majorité supposée insensible, les tenants de cette idéologie accroissent les antagonismes, les divisions, l’hostilité du corps social. Ainsi, en voulant lutter contre le racisme en soutenant l’idée d’une société racialisée par nature, le mouvement woke ne fait qu’encourager le développement d’un nouveau type de discriminations raciales alors que depuis toujours l’idéal de la lutte antiraciste a été d’instaurer une société transcendant les appartenances raciales.

Toutefois, l’élément le plus préoccupant de l’idéologie woke semble être ce que Pierre Valentin nomme “la récusation de la norme par l’exception”. Tout idéal collectif est perçu comme dangereux en tant qu’il est pensé comme susceptible d’oppresser un groupe marginalisé et sans défense. Pour faire face à la domination de la norme, les partisans du wokisme défendent ce que Friedrich Nietzsche nommait la “morale du faible” et qui selon Campbell et Manning conduirait à une “culture de la victimisation” qui se traduirait par la généralisation automatique d’actes de discrimination isolés et de nature souvent insignifiante. Le nombre de plaintes infondées, pour des actes non-intentionnels mais perçus comme agressifs, n’a fait qu’augmenter dans le monde académique au cours de ces dernières décennies. D’ailleurs l’accroissement de la réponse institutionnelle donnée aux agressions de ce type dans les lieux d’enseignement nous renseigne sur l’étendue du besoin de protection qui anime les jeunes générations. En cela le développement de ce type d’instances me paraît indispensable. Mais le défi principal que pose cette évolution consiste à savoir comment protéger ceux qui en ressentent le besoin sans pour autant créer de nouvelles divisions autour d’une vision manichéenne de la société visant à exclure les «méchants». En outre le mouvement woke s’appuie invariablement sur la bureaucratisation pour poursuivre son essor dans le monde académique, comme en témoignent les innombrables organes de soutien, comités d’écoute et de dialogue, commissions spécialisées, prenant un caractère rationalisé et prétendument neutre. Pour Cambpell et Manning, que Pierre Valentin cite abondamment dans sa note pour la Fondapol, cet «expansionnisme bureaucratique» serait le résultat d’une atomisation sociale, d’une érosion des marqueurs moraux.

Pourtant, il me semble possible de faire preuve de tolérance sans céder à l’idéologie woke. Le défi principal réside dans la reprise en main des lieux d’enseignement, puisque c’est là que ces discours, dirigés en permanence vers la jeunesse, comptent le plus de d’adeptes. Plusieurs solutions pourraient être envisagées pour garantir une certaine neutralité dans les lieux d’enseignement, notamment l’établissement d’une commission indépendante garantissant l’objectivité de ceux qui assurent l’éducation de la jeunesse. Puisque comme le disait Victor Hugo il y a deux siècles, “les maîtres d’école sont les jardiniers de l’intelligence humaine”.

Antoine Lévêque

Agé de 19 ans, Antoine Lévêque s'engage depuis plusieurs années au sein du PLR. Passionné depuis toujours par l'action politique, il se bat pour une plus grande participation des jeunes à la vie démocratique. En dehors de ses études gymnasiales il se consacre notamment à la rédaction d'une pièce de théâtre interrogeant notre rapport à l'histoire ainsi qu'à la lecture de livres de philosophie.

15 réponses à “Le triomphe de l’idéologie woke

  1. Extrait de « La tentation de l’innocence » de Pascal Bruckner, Grasset 1995 :

    « (…) la victimisation est la version doloriste des privilèges, elle permet de refaire de l’innocence comme on refait une virginité ; elle suggère que la loi doit s’appliquer à tous sauf à moi et esquisse une société de castes à l’envers où le fait d’avoir subi un dommage remplace les avantages de la naissance. L’inconduite des autres à mon égard est un crime, mes propres manquements des peccadilles, des péchés véniels qu’il serait indélicat de souligner.

    (…) la grande aventure des temps modernes, c’est l’émergence des dominés sur la scène publique, la possibilité pour eux d’accéder à tous les privilège d’une citoyenneté ordinaire. Que de plus en plus de groupes ou de minorités diverses (handicapés, infirmes, personnes de petite taille, obèses, homosexuels, lesbiennes, etc.) luttent pour l’activisme juridique ou politique contre l’ostracisme dont ils sont l’objet est parfaitement légitime (…). Mais le combat contre la discrimination doit se faire au nom du principe selon lequel la loi s’applique à tous avec les mêmes droits et les mêmes restrictions. Si elle pose en préalable que certains groupes, parce que défavorisés, peuvent bénéficier d’un traitement particulier, ces derniers, bientôt suivis par d’autres, seront tentés de se constituer en nouvelles féodalités d’opprimés. ‘S’il suffit d’être victime pour avoir raison, tout le monde se battra pour occuper cette position gratifiante’. Etre victime deviendra une vocation, un travail à plein temps. (…) Parce que historiquement certaines communautés ont été asservies, les individus qui les composent jouiraient donc d’un ‘crédit de méfaits’ pour l’éternité et auraient droit à l’indulgence des jurys. La dette de la société envers telle ou telle de ses parties se transformerait automatiquement en clémence, en mansuétude pour toute personne appartenant à l’une d’elles même au-delà de la date où cette partie cesse d’être persécutée. Que reste-t-il de la légalité si elle reconnaît à certains le privilège de l’impunité, si elle devient synonyme de dispense et se transforme en machine à multiplier les droits sans fin et surtout sans contrepartie ?

    C’est bien une ambiance de guerre civile miniature qui pourrait s’installer, dressant l’enfant contre les parents, le frère contre la sœur, le voisin contre le voisin, le patient contre son médecin, tissant entre chacun des relations de méfiance. »

    1. Monsieur Caillet,
      Manifique soutien à l’exposé magistral de Monsieur Lévêque. Merci.

    2. Merci pour votre commentaire très bien conçu et énoncé clairement. Je pense seulement que le « crédit de méfaits » ne subsiste pas pour l’éternité, les générations qui se succèdent évoluent, il se crée des groupes qui veulent se détacher du statut de victime, et ensuite ils s’étendent, transmettent leur capacité de recul par la mise en scène de situations où la parodie, quand c’est le moyen choisi, tend à mettre en lumière la réalité. Cette parodie qui fait rire, puis réfléchir au fond de l’histoire qui n’est peut-être pas du tout drôle : l’occasion d’aborder les problèmes sans idées préconçues, avec de meilleures chances de les mesurer en de plus justes proportions. La parodie peut être évidemment très mal accueillie, mais ce n’est qu’une étape. Le rire, le rejet ou la colère marquent le parcours mais ne le tracent pas (le temps d’une vie est malheureusement court en rapport de ce long trajet, et cela ne favorise pas l’optimisme personnel dans le climat présent.)

      1. « Merci pour votre commentaire très bien conçu et énoncé clairement. »

        Comme je le mentionne en tête, le texte n’est pas de moi mais extrait du livre de Pascal Bruckner « La tentation de l’innocence », ouvrage visionnaire écrit il y a maintenant 27 ans et dont le propos reste complétement d’actualité.

  2. Bonjour,
    N’est-il pas contradictoire de demander « l’établissement d’une commission indépendante garantissant l’objectivité de ceux qui assurent l’éducation de la jeunesse », alors que juste au-dessus vous dénoncez «  la bureaucratisation [sur laquelle s’appuie invariablement le mouvement woke] pour poursuivre son essor dans le monde académique, comme en témoignent les innombrables organes de soutien, comités d’écoute et de dialogue, commissions spécialisées, prenant un caractère rationalisé et prétendument neutre » ?

    1. Bonjour Monsieur Giroud,

      Merci pour cette remarque intéressante. Je pense que l’objection que vous formulez est tout à fait valable. Mais mon idée (juste une proposition) était de mettre en place une commission unique et entièrement indépendante du pouvoir politique, dont la composition serait assurée par la sélection d’experts choisis pour leur compétences et détachés de toute préoccupation politique.

      Mais je conçois également les désavantages d’un tel mécanisme. Il n’existe selon moi aucune solution idéale.

  3. Vous êtes très doué pour savoir si bien analyser les questions humaines. Comment avez-vous fait pour acquérir si vite votre expérience de la vie ? Une forte sensibilité ? Des rencontres favorables déjà dans votre enfance ou votre adolescence ? Votre vie sera grande pour ce que vous apportez, je fais des vœux pour qu’elle dure très longtemps !

    1. Bonjour Dominic,

      Je vous suis très reconnaissant d’avoir écrit ce gentil commentaire ! C’est surtout par la lecture, un regard attentif sur l’actualité et une passion pour l’histoire que j’ai acquis les connaissances que j’essaie de partager.

      Encore un grand merci pour votre commentaire très aimable !

  4. “notamment l’établissement d’une commission indépendante garantissant l’objectivité de ceux qui assurent l’éducation de la jeunesse.”

    Commission qui sera immédiatement composée majoritairement d’adeptes, soit du wokisme soit de l’antwokisme…

    Vous n’avez pas connu cette époque; je vous invite à vous informer sur le maccarthysme

    https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Maccarthysme#:~:text=Le%20maccarthysme%20ou%20maccarthisme%20(en,sorcières%20»%20(witch%20hunt).

    Et ses commissions pour contrer la peur rouge…

    Vous voulez lutter contre le wokisme? augmenter le salaire des professeurs dès le primaire, revaloriser leur statut social et faites que enseigner attire ceux qui réussissent (et non pas ceux qui ont une revanche à prendre sur la vie).

    Le wokisme n’est pas un problème en soi; il le devient quand ses détracteurs n’ont pas autre chose à proposer. Notre histoire est belle, le récit national attire; ne criminalisons pas les wokes; offrons leur un débat/confrontation d’idées.

    Je pense que Sardine Ruisseau, avec son compte parodique, fait plus de mal au wokisme que n’importe quelle interdiction/persécution.

  5. Je crois que vous écrivez votre âge à l’envers ! Vous avez en fait 81 ans et dans ce cas on comprend mieux votre « maturité » et votre réflexion qui sait prendre du recul ! Bravo.

    1. Bonjour Monsieur Gelas,

      Merci pour votre aimable commentaire !

  6. Le wokeism est une forme mirroir d’un certain type de conservatisme. Comme le dit Frank Wilhoit : “Conservatism consists of exactly one proposition, to wit: There must be in-groups whom The law protects but does not bind, alongside out-groups whom the law binds but does not protect.”

    Dans sa version extrême les mouvements woke sont des mouvements conservateurs dans ce sens, sauf qu’au lieu que les groupes protégés et privilégiés soient le cliché “homme blanc, revenu élevé”, les groupes sont protégés sont précisément ceux qui dans l’ancien construct social étaient liés mais non protégés.

    Pour moi la direction prise par le mouvement au USA est problématique dans le sens ou il semble chercher à reproduire la version miroir d’une structure sociale clairement problématique. Lutter contre les injustices pour finalement en adopter les outils est une triste forme de défaite.

    Un dernier point à relever est l’utilisation de ce mouvement par les entreprises pour marquer des points avec la gauche bobo américaine, et éviter que celle-ci regarde de trop près les question des inégalités sociales qui explosent au delà des niveaux atteints lors du Gilded Age.

    La meilleure arme contre à la fois le conservatisme réactionnaire populiste à la Trump* et le wokisme* dans ces dérives n’est ni les commissions bureaucratiques, ni la loi, mais la dérision et la parodie.

    *Deux tendances politiques hors-sol que certains politiciens s’empressent de copier en espérant dupliquer les résultats obtenus outre Atlantique.

    1. Bonjour Monsieur Howard,

      Merci pour ce commentaire d’un grand intérêt. Même si je ne partage pas entièrement votre point de vue, j’ai particulièrement apprécié ce passage de votre remarque : “Lutter contre les injustices pour finalement en adopter les outils est une triste forme de défaite.” Je suis aussi inquiet que vous en ce qui concerne la radicalisation des grandes entreprises américaines.

      Comme je l’ai dit en réponse à M. Giroud l’établissement d’une commission indépendante est une solution forcément imparfaite.

  7. Vive l’union des droites et du centre.
    Vive Mme photoshop et la reine du Tiktok.
    Au revoir au wokisme à l’école; les vestiaires non genrés mixtes ne passeront pas !

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