Négocier sa vie au Tribunal : bienvenue dans la dérive judiciaire américaine

Peine négociée est peine imposée

Tout amateur de série policière américaine a déjà entendu parler du plea bargain ou guilty plea, soit la possibilité pour un prévenu aux prises avec le système judiciaire pénal américain de plaider coupable des charges retenues contre lui en échange d’une réduction de peine.

L’objectif avoué et revendiqué par les autorités est de permettre aux autorités de poursuites pénales d’obtenir rapidement des résultats tout en épargnant aux contribuables les frais, exorbitants, d’un procès.

Sur le principe, l’idée d’une peine négociée n’est pas fondamentalement mauvaise en tant qu’elle permet d’aboutir rapidement à une décision judiciaire, le procès étant souvent une épreuve très lourde pour les victimes.

Aux États-Unis, le système de la peine négociée s’est toutefois emballé à un point tel que la question du choix pour l’accusé a été réduite à néant.

En cause, la lourdeur des peines menaces, une accusation souvent victorieuse, et le prix d’une défense de qualité qui ôtent toute Justice, avec un grand J, au système judiciaire américain.

Imaginons que vous soyez pauvre, issu d’une minorité et accusé d’un double meurtre.

Sachant son dossier vide mais tenu à de bonnes statistiques en matière de condamnation, le procureur vous proposera de plaider coupable de meurtre avec à la clé une peine de 10 ans.

En cas de refus, il vous indique qu’il plaidera au procès une condamnation à deux peines cumulées de 50 ans, soit 100 ans derrière les barreaux sans possibilité de remise de peine.

Tenteriez-vous votre chance devant le jury ?

Plaidoyer Alford, le pas de plus vers l’injustice

Certaines peines négociées de cette manière ont donné lieu à des jurisprudences singulières qui défient les fondements même de la notion de justice.

L’exemple le plus frappant est le plaidoyer Alford, (Alford plea en anglais, aussi nommé plaidoyer Kennedy en Virginie-Occidentale).

Dans l’affaire North Carolina v. Alford (1970), Henry Alford, qui se disait innocent, était prévenu d’assassinat (first degree murder) et risquait la peine de mort.

Selon la loi de Caroline du Nord en vigueur en 1970, un prévenu qui plaidait non-coupable d’assassinat devant un jury et qui était finalement reconnu coupable était quasi-systématiquement condamné à la peine capitale.

Le procureur proposa donc à Henry Alford un accord dans lequel ce dernier ne déclare pas avoir commis le crime mais accepte une peine maximale de 30 ans de prison pour éviter un procès.

Pour une question de procédure, le juge ne pouvant ratifier qu’une convention de plaider coupable, Henry Alford doit également plaider coupable.

Ainsi de manière totalement schizophrénique, le prévenu plaide coupable afin de bénéficier d’un accord dans lequel il ne reconnait pas son crime mais qui le condamne tout de même à une peine de prison.

Henry Alford accepta premièrement cette peine puis fit appel de sa condamnation au motif qu’il avait accepté cette peine négociée sous la contrainte, celle d’être probablement condamnée à mort en cas de procès.

Heny Alford recouru successivement jusqu’à la Cour Suprême.

Dans son arrêt, et de manière synthétique, la Cour Suprême américaine retint deux choses :

  • que ce type de peine négociée (aujourd’hui appelée plaidoyer Alford, en anglais Alford plea) était valable à la condition que le prévenu ait été suffisamment informé par son avocat sur les conséquences d’une telle peine négociée ; et
  • qu’il était possible d’être condamné à la peine négociée tout en se disant innocent à la condition que les preuves à charge en main du procureur auraient raisonnablement pu conduire à un verdict de culpabilité lors d’un procès.

Dans le cas d’Henry Alford, la Cour Suprême retint que les deux éléments étaient réunis et valida la peine négociée tout en rejetant l’appel du prévenu.

Henry Alford mourut en prison sans qu’on sache vraiment s’il était ou non réellement coupable.

L’accusation a toujours raison

En 1994, dans l’affaire dite West Memphis Three, trois adolescents de Memphis âgés de 16, 17 et 18 ans étaient accusés d’un triple meurtre sataniste sur trois jeunes enfants de 8 ans.

Les trois adolescents étaient tous issus d’un milieu défavorisé et avaient déjà été condamnés pour des délits mineurs.

Lors de leur procès, le seul majeur fût condamné à la peine de mort tandis que les deux plus jeunes, mineurs, furent condamnés à la prison à perpétuité.

En 1996, alors que la chaîne télévisée HBO souhaitait réaliser un documentaire dans le but de comprendre pourquoi trois jeunes hommes avaient massacré des enfants, les membres de l’équipe de tournage, au fil des nombreuses discussions, commencèrent  à avoir des doutes concernant la culpabilité présumée des trois adolescents.

La production pris la décision de modifier le sujet de son enquête, et sorti Paradise Lost : The Child Murders at Robin Hood Hills, un reportage très critique envers les autorités et qui plaidait en faveur de l’innocence des trois accusés[1].

Au terme d’une incroyable campagne de mobilisation de la presse et de plusieurs artistes, les trois accusés furent à nouveau présentés devant un juge en 2011.

A cette occasion, le procureur leur propose un plaidoyer Alford par lequel ils peuvent se déclarer innocent tout en étant condamnés à la peine déjà effectuée. Ils doivent également reconnaitre explicitement que l’accusation possédait assez de preuves pour les faire condamner.

A défaut, en appel, le procureur plaidera à nouveau les peines maximales.

La proposition de plaidoyer Alford par le procureur dans ce cas est aussi inavouable que cynique. En acceptant ce plaidoyer, les accusés sont libres, ne reconnaissent aucun crime mais ne peuvent demander aucun dommage et intérêts  !

En effet, avec un abandon pur et simple des poursuites, les accusés auraient pu poursuivre l’Etat pour leur détention à tort durant 18 ans.

Aujourd’hui, le plaidoyer Alford est largement utilisé devant les cours étatique et fédérales américaines.

Du pays de la liberté au pays de l’arbitraire, il n’y a parfois qu’une signature.

Pour aller plus loin:

North Carolina v. Alford : https://supreme.justia.com/cases/federal/us/400/25/case.html

[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/West_Memphis_Three

Paradise Lost : The Child Murders at Robin Hood Hills: https://www.youtube.com/watch?v=uEp9pWNxAl0

Alexis Pfefferlé

Alexis Pfefferlé est associé fondateur d’Heptagone Digital Risk Management & Security Sàrl à Genève. Juriste de formation, titulaire du brevet d'avocat, il change d'orientation en 2011 pour intégrer le monde du renseignement d'affaires dans lequel il est actif depuis. Engagé sur les questions politiques relatives au renseignement et à la sécurité, conférencier occasionnel, il enseigne également le cadre légal des activités de renseignement à Genève.