Un marathon pour les beaux yeux du Cervin

C’est la tête encore dans les nuages flottant sur Zermatt que je reviens sur cette première épreuve de la saison. Quel plaisir de vivre à nouveau l’excitation et la joie qui précèdent les compétitions ! Une semaine avant le jour-J, cette tension bien connue des coureurs s’installe. On soigne l’alimentation, on évite l’alcool, on tente de dormir suffisamment… autant d’efforts qui peuvent faire une différence même si la qualité de la préparation reste fondamentale.

Samedi matin, après un petit déjeuner avalé sans appétit, je rejoins les dizaines de coureurs qui montent à bord du train spécial affrété pour les conduire de Zermatt à St-Niklaus. La veille, tous ceux qui n’étaient pas encore vaccinés ont dû se soumettre à un test antigénique dans un hôtel de la station. Les wagons s’ébranlent. Il faut 40 minutes pour gagner ce joli village reconnaissable à sa charmante église à bulbe, où le départ doit être donné d’ici une heure. L’ambiance est bon enfant, des petits groupes discutent et s’échangent des plaisanteries. Une odeur de baume du tigre flotte dans l’air en même temps qu’un sentiment de légèreté délicieux.

Se trouver à nouveau au milieu d’autres sportifs, c’est revenir à ce temps qui semble désormais si loin et où il n’y avait ni barrières ni restrictions.

A St-Niklaus, la foule des coureurs a grossi. Les minutes filent et on ne tarde pas à gagner nos blocs de départ. A 8 h 36, le coup de pistolet met fin à l’attente. Cette fois, c’est parti ! Ne pas démarrer trop vite est la seule consigne que je me suis donnée. Car la course commence véritablement après Zermatt, au km 21. Il s’agit d’y arriver aussi vite que possible mais aussi frais que nécessaire, pour que la suite de l’épreuve ne se transforme pas en calvaire. Les bips de ma montre, qui sonne à chaque kilomètre, rythment les premières minutes de ce marathon au tracé de rêve qui nous permettra de tutoyer bientôt le Cervin.

Après une brève apparition, le soleil s’est retiré derrière les nuages. La température est idéale pour courir. En silence, on longe la Viège, qui nous sert de guide pour remonter cette vallée verdoyante où les paysans sont en train de faire les foins. Devant les hameaux et les villages, on nous applaudit, on agite des cloches, on joue de la musique. Nous passons Randa, puis Täsch. Aux ravitaillements, pas le temps de trainer. Un verre d’eau à moitié bu (l’autre moitié sur le maillot), un morceau de banane et ça repart !

Zermatt se rapproche. Peu après le 19ème kilomètre, la station apparaît enfin au détour du sentier. Intérieurement, je jubile. La première partie est sur le point de se terminer et j’ai réussi à ne pas m’emballer. Je passe la marque du semi en 1 h 55 avec 500 mètres de dénivelé dans les jambes. Il s’agit maintenant d’avaler le plus vite possible les 21 km et les 1500 mètres de D+ restants.

 

 

Dans la Bahnhofstrasse, grosse ambiance ! On est applaudis et encouragés, de quoi faire oublier un petit coup de fatigue passager. A la sortie du village, le Cervin apparaît, drapé dans un voile de brume. Quelle vision ! Beaucoup de sommets de plus de 4000 mètres sont imposants mais celui-ci est vraiment unique, un diamant de roche à plusieurs facettes qui s’élance tout droit vers le ciel.

Quelques kilomètres faciles à plat s’enchaînent avant la montée vers Sunnega. La pente se redresse. Courir devient de plus en plus ardu, mais je m’accroche en repoussant l’envie de marcher. Au ralenti, je continue de dépasser des coureurs qui soufflent et ahanent à mes côtés. C’est ici que commence le combat entre la raison qui me pousse à ralentir et mon esprit qui m’exhorte à trottiner malgré tout.

En guise de récompense, les kilomètres continuent de défiler comme par enchantement. Chaque course est comme un morceau de sucre qu’il s’agit de faire fondre à la force des jambes et de la pensée. Des 42 kilomètres à parcourir au départ il n’en reste plus que 12, puis 10, puis 9… le but se rapproche. Le sentier est plus roulant et j’en profite pour accélérer (un peu) malgré la fatigue.

A Riffelalp, je regarde avec envie les personnes attablées sur la pelouse de l’hôtel qui encouragent les participants en buvant des bières. Surtout que le plus dur est à venir: il reste encore un mur de 400 mètres à gravir avant d’arriver au Riffelberg, mais il en faudrait plus pour me décourager. Je repars après avoir avalé un énième morceau de banane et un peu de coca. Je fantasme à l’idée de manger des röstis dans ma petite gargote habituelle à Zermatt, une fois la course finie.

Hopp, hopp, nous encouragent des spectateurs alors que nous abordons la dernière portion de cette infernale montée. La pente se couche et je recommence à trottiner. Je suis dans les temps pour finir en-dessous de 5 h, un temps qui me paraît plus qu’honorable et que je n’étais pas sûr de pouvoir faire encore ce matin. Je jette mes dernières forces dans les deux kilomètres qui restent. Le ciel qui était déjà bien gris est en train de virer au noir. L’ultime bosse passée, il ne reste plus qu’à se laisser glisser vers le finish que je franchis après exactement 4 h 48 de course !

Je me vois remettre la traditionnelle médaille et un bénévole me propose une couverture de survie brillante pour éviter que je prenne froid en attendant de récupérer mon sac contenant des affaires de rechange. Emballé d’aluminium, je m’échoue comme un naufragé à côté de la gare sur un muret, savourant le plaisir de ne plus devoir avancer. Pour quelques heures, je vais flotter dans ce bonheur indescriptible suivant l’arrivée, dans un temps suspendu où je serai délivré de toute obligation et où chaque instant d’immobilité sera comme un bonheur fugace qu’il faudra s’empresser de savourer avant que la magie ne cesse d’opérer.

Alexander Zelenka

La nuit, Alexander Zelenka enfile ses baskets et allume sa lampe frontale pour voir autrement les montagnes suisses ou plus lointaines. L'obscurité amène le coureur dans un univers onirique où le paysage est transformé, propice aux plus belles aventures. Le jour, Alexander Zelenka est rédacteur en chef du magazine Terre&Nature.

3 réponses à “Un marathon pour les beaux yeux du Cervin

  1. Magnifique ! Bravo ! Ça me donne trop envie de le faire ! J ai bien aimé la métaphore du sucre. Et quelle est donc cette gargote ?
    Bonne continuation !

    1. Merci pour votre commentaire Sophie ! C’est vraiment une belle course, je vous la recommande. La gargote dont je parle est le restaurant Stadel, qui est à la Bahnhofstrasse 45. Leur rösti est très bon mais j’y ai à chaque fois mangé après de longs efforts donc je ne suis peut-être pas très objectif 🙂

  2. Bravo et merci pour le partage.

    « C’est ici que commence le combat entre la raison qui me pousse à ralentir et mon esprit qui m’exhorte à trottiner malgré tout. »

    Cette opposition entre raison et esprit me met en joie, je dois dire ! 🙂

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