Interdit de cueillir les fleurs de pierre

Elle est belle, cette fleur de pierre édifiée au sommet du Monte Generoso par l’architecte Mario Botta. Indifférente à la neige qui recouvre encore les sommets du Tessin en ce mois d’avril, elle dévoile sans pudeur la beauté de ses corolles de béton parfaitement symétriques aux centaines de visiteurs qui montent chaque jour en train à crémaillère pour l’admirer.

Pour me l’approprier différemment, j’ai voulu aller la voir en courant pendant le weekend de Pâques. Avant de me mettre en route, j’ai dû attendre patiemment la fin d’une perturbation. Trois jours de pluie plus tard, la météo a enfin daigné m’offrir une éclaircie.

Je suis parti de Melide léger – en fait sans rien du tout -, pensant faire l’aller retour en moins de cinq heures. Sitôt passé Bissone et ses jolies maisons colorées qui se reflètent dans les eaux du lac de Lugano, j’ai pu rapidement attaquer la montée menant à Arogno.

En coup de vent, j’ai traversé ce charmant village lové au creux des collines et j’ai poursuivi la montée à travers une magnifique châtaigneraie. Passé l’alpage de Pianca, j’ai accéléré, grisé par la perspective de déboucher bientôt sur la crête sommitale.

Si la plupart du temps les choses se passent comme on les prévoit, cela n’a pas été le cas cette fois. Le sentier est devenu plus raide et, en le voyant se couvrir de neige vers 1100 mètres d’altitude, j’ai eu soudain la prémonition que c’était loin d’être gagné.

Vingt minutes plus tard, je me retrouvais à traverser des pentes de plus en plus raides, de la neige jusqu’aux mollets, avec deux bouts de bois en lieu et place des bâtons que je n’avais pas pris la précaution d’emporter. Ma progression devenait hasardeuse et plus d’une fois mes pieds ont ripé sur une portion de neige verglacée.

Appuyé à un arbre, j’ai fait le point. Il me restait bien deux kilomètres d’arête à faire, et au vu des conditions, mon entreprise semblait compromise. Je n’ai pas réfléchi longtemps avant de décider de faire demi-tour. J’ai dévalé le sentier à toute vitesse, regagné Arogno, toujours endormi, et tiré tout droit vers Rovio, un autre village d’où je pensais pouvoir reprendre mon ascension, par un sentier plus facile et surtout moins enneigé.

J’en étais à deux heures trente de course et plus de 1000 mètres de dénivelé quand j’ai abordé la seconde montée. Le début s’est passé sans accrocs. Des châtaigneraies, encore. Le chuintement de mes pas foulant le tapis de feuilles brun-roux au sol. Un renard, en chasse, qui a filé comme le vent dès qu’il m’a entendu arriver. Puis à nouveau le silence, comme une musique. J’ai dû parfois chercher mon chemin en même temps que le sentier devenait plus abrupt.

Quelques minutes plus tard, j’ai retrouvé la neige, puis la glace. Agrippé à des racines, j’ai tenté de couper dans la pente pour éviter les passages les plus scabreux, évitant de trop réfléchir au vide qui se creusait sous mes pieds. J’ai poursuivi en me disant que j’affrontais sans doute les dernières difficultés avant la gare intermédiaire de Bellavista, qui devait maintenant être toute proche.

Mais ce n’est pas parce qu’on touche au but que l’échec est définitivement écarté. Voilà à peu près ce que je me suis dit en voyant le sentier soudainement mangé par la neige et par des rochers éboulés. J’ai fait une timide tentative pour traverser ce passage armé de deux nouveaux bâtons de bois, mais le coeur n’y était plus. Je suis resté là un moment, le temps d’accepter que je ne passerais pas non plus cette fois, puis j’ai rebroussé chemin.

D’un coup, la faim et la soif me sont tombés dessus. Je me suis arrêté près d’un torrent pour boire tout mon saoul. Je suis redescendu avec un étrange sentiment d’inachevé, malgré les 30 kilomètres et 2000 mètres de dénivelé de cette épopée. Arrivé en bas de la montagne, je me sentais bien, presque philosophe malgré moi. La fleur de pierre ne s’était pas laissée cueillir cette fois. Et si c’était bien comme ça ?

De retour à Genève, j’ai retrouvé mon Salève avec plaisir et j’y ai fait plusieurs belles sorties. Mais je continue de suivre avec attention l’évolution des températures au Tessin. Sur les cimes, la neige est en train de fondre à grande vitesse. Bientôt, je pourrai retourner voir ma fleur de plus près.

Alexander Zelenka

La nuit, Alexander Zelenka enfile ses baskets et allume sa lampe frontale pour voir autrement les montagnes suisses ou plus lointaines. L'obscurité amène le coureur dans un univers onirique où le paysage est transformé, propice aux plus belles aventures. Le jour, Alexander Zelenka est rédacteur en chef du magazine Terre&Nature.

Une réponse à “Interdit de cueillir les fleurs de pierre

  1. Très cher Alexander,
    Arogno-Monte Generoso c’est une possibilité, que nous faisons souvent, en été. Mais il y a aussi, en hiver et en cas de neige, le parcours, Arogno-Orimento (Italia)-Monte Generoso ! C’est superbe, sans aucune difficultés.
    On vous attend à Arogno, Casa Visssino !

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