Les conditions de travail dans le secteur des musiques actuelles : Mythes, fantasmes et précarité

La pandémie et la crise économique et sociale qu’elle provoque dans le monde et dans notre pays accentue les inégalités et la précarisation de certains métiers. Dans un contexte où les possibilités de rencontres et de liens sont réduites voire proscrites, les métiers de la culture avancent sur un territoire miné de contradictions quand ce n’est pas d’interdits.

Le secteur des musiques actuelles, qui a mis du temps à se structurer et à s’organiser, montre d’autant plus sa fragilité dans cette période difficile.

En effet, le manque de structuration a exclu certains artistes, certaines structures des programmes d’indemnités ; ainsi, au final, les pertes réellement subies par notre secteur seront au moins trois fois plus conséquentes que ce qui aura été répertorié. On parle de perte de valeur monétaire, des cachets en moins, des subventions qui ne seront pas attribuées à la musique, des droits d’auteurs et droits voisins qui ne seront perçus ni par les auteurs, ni par les éditeurs, mais également une perte de capital social ; le milieu des musiques actuelles bénéficie d’un nombre conséquent de bénévoles, qui s’engagent au sein de structures en échanges de contrepartie comme des places de concerts pour découvrir ou voir leurs artistes préféré-e-s. Une contrepartie réside également dans l’apprentissage formel ou informel que ces personnes acquièrent tout au long de leur engagement. Il s’agit aussi de structures, notamment les clubs de musiques, qui favorisent la cohésion sociale au sein des communes et des villes, voire au sein d’une région pour des grands événements comme Paléo.

 

Un univers hautement concurrentiel qui s’illustre dans un flux continu de contenu

Surabondance, saturation ?

La digitalisation de la musique au tournant des années 2005-2006, la démocratisation qu’elle engendre et même sa surabondance rend complexe le travail d’un-e artiste. Sans arrêt confronter à l’injonction du nouveau, de la sortie, du contenu. S’il ou elle doit produire et sortir sans arrêt, la production de contenu ne s’arrête pas là, il s’agit ensuite de poster les à côté, d’exister, de réagir sur la toile, « feed the beast ». Le media n’occupe plus sa fonction de medium, d’outil, mais devient une fin en soi. Exister.

Nos sociétés n’ont jamais autant consommé de musiques, on trouve de la musique partout des centres commerciaux, aux compagnies aériennes. Les individus n’ont jamais eu autant accès à de la musique en un clic partout dans les transports, dans la rue…la démocratisation de la musique via le digital a nourri le mythe du « nous sommes toutes et tous des artistes », puisque nous pouvons partager de la musique en trois clics.

Paradoxalement, la valeur monétaire de la musique n’a jamais été aussi faible que sur ces canaux. Si les chiffres du streaming augmentent de manière linéaire depuis 2014 à nouveau, le bien être des artistes, lui, n’augmente pas, du moins pas dans la même proportion que les recettes des distributeurs de contenu, Apple Music et Spotify en tête.

Il s’agit bien d’un cas appliqué de la théorie de l’abondance, versus le rare, qui dévalue le bien en raison de sa surproduction et de sa disponibilité exacerbée.

Ce qui pose la question essentielle de la redistribution de la valeur générée aux productrices et producteurs de la matière première.

Vie privée/vie professionnelle- le problème de la disponibilité et des feed-back constants

L’un des corollaires de cette présence incessante sur les réseaux est la difficulté de séparer les temps de vie personnels et professionnels. L’injonction de poster presque 7j/7 soumet aussi l’artiste aux retours, feedbacks de son audience, on parle dans certains cas d’une sollicitation exacerbée.

Cependant le digital n’est de loin pas l’unique facteur de ce manque de séparation ; le fait de travailler, la plupart du temps, dans un contexte festif, dans des espaces de détente à côté des schémas du « métro-boulot-dodo » classique a tendance à réduire les distances entre ce qui appartient à la vie professionnelle en la mêlant avec des affects personnels. La difficulté aussi de se trouver dans un timing différent du public qui assiste au concert rend cette séparation difficile, sans compter les addictions facilitées par le terreau de l’industrie musicale.

Certains auteurs parlent également de l’injonction du « smile economy[1] » ; c’est tellement cool d’être un-e artiste qu’on ne montre que la partie positive et sympathique du job et moins les côtés anxiogènes de ne pas savoir si on aura du travail demain et si on pourra payer ses factures à la fin du mois.

Une étude menée par la fondation caritative « Help Musicians UK [2]» en 2014, démontre que sur un panel de 500 personnes interrogées, 71% des personnes développent des comportements et attitudes d’anxiété et 68,5% des états de dépression : à noter que ce ratio est plus de trois fois supérieur au ratio de personnes souffrant de ces symptômes parmi le total de la population anglaise de plus de 16 ans (19%).

Une même étude menée à Stockholm par la « Record Union » reporte que 73% des musiciens indépendants annoncent des états d’anxiété et de dépression[3]. Choquée par cette donnée, la compagnie a lancé une opération « 73percent » visant à soutenir financièrement des projets répondant à ce besoin de partager les expériences dans le secteur de la musique et trouver des solutions pour aider les personnes en souffrance.

Plus proche de chez nous, l’étude Cura[4] conduite en France également sur un panel de 500 professionnel-le-s en 2019, affirme que 4 individus sur 5 dans ce panel souffre de troubles anxieux et/ou dépressifs et 1 individu sur 4 s’est déjà fait diagnostiquer un état de dépression, contre 1 personne sur 10 parmi la population française prise dans son ensemble.

Ce qui se cache également derrière cette proportion très élevée de personnes atteintes d’anxiété marquée ou de dépression, c’est le tabou reproduit derrière ces chiffres ; évidemment que si personne ne parle, la situation ne risque pas de s’améliorer comme par magie.

Les causes de ces troubles sont de plusieurs ordres ; la pression de devoir produire en permanence, de devoir être disponible en tout temps pour ses fans, pour des opportunités, des contrats, des offres, la peur de ne pas s’en sortir financièrement. A cela s’ajoute les rythmes de vie décalés, avec une forte propension à la consommation régulière d’alcool et de stupéfiants. Les phénomènes d’addictions sont également très représentés dans ce milieu, ainsi que les tentatives de suicide ; le fameux « club des 27 [5]» au-delà du côté mythique de ces parcours de vie, met le doigt sur un des aspects du métier que l’on peine parfois à percevoir sous son angle négatif, tant le fantasme a été entretenu.

Les femmes sont plus touchées par des troubles dépressifs, notamment à travers des relations professionnelles compliquées et/ou des problèmes de harcèlement, voire d’agressions sexuelles. Toujours selon l’étude française, 31% des femmes interrogées ont été victimes à un moment ou à un autre de harcèlement sexuel durant leur carrière contre 20% dans la société française, le chiffre est de 3% pour les hommes victimes de harcèlement sexuel dans l’industrie musical.

La notion de « travail »

Si les professionnels de la musique sont souvent confronté-e-s à la question « c’est quoi ton vrai métier » et que ces anecdotes nous font beaucoup rire au sein de notre secteur, il n’empêche que ce jugement sociétal a un impact considérable sur la façon dont les artistes perçoivent voire défendent leur travail comme étant un « vrai travail ». La notion de valeur économique est intimement liée à la valorisation de ce qui est considéré comme relevant d’un travail- au sens d’un emploi. Si notre activité ne nous permet pas à elle seule de vivre, de pourvoir à nos besoins fondamentaux, peut-elle être considérée comme un travail ? Si une grande partie des revenus des artistes de musiques actuelles est assimilée à une part du revenu accessoire, est-elle pour autant dénuée de tout caractère professionnel ?

Ces derniers mois, depuis mars de cette année, nous avons été témoin de ce que ces termes renferment, et de ce que des années de système D et de DIY a pu provoquer comme retombées, notamment au regard des aides mises en place par les cantons.

Il apparaît donc primordial que les artistes des musiques actuelles s’organisent et acquièrent des statuts solides qui leur permettent de déclarer et valoriser leur travail artistique. Pour valoriser ce travail, la question de la rémunération doit évidemment se poser ; sous deux facteurs. D’une part, la rémunération des groupes doit pouvoir être augmentée et cela passe par une évaluation des soutiens dans l’ensemble de l’écosystème, ensuite le travail de création doit pouvoir être soutenu à un endroit ou à un autre de manière plus régulière. En effet, il existe des programmes de bourses qui permettent à des projets de recevoir des soutiens sur 1 an ou plus dans l’optique de développer des plans de carrière ; en plus de ces bourses, il faudrait pouvoir valoriser ce travail de création lors des engagements des artistes.

La protection et la prévention du travail

Pour que le travail des artistes de musiques actuelles soit mieux valorisé, il serait judicieux d’encourager globalement ces artistes à souscrire à une caisse de prévoyance vieillesse.

Si l’un des objectifs est d’augmenter les salaires et créer des cadres d’engagement plus réguliers, la question des inégalités salariales doit également être résolues dans cette même étape ; selon les chiffres publiés par l’OFSP sur l’année 2018[6] concernant le secteur de la culture dans son ensemble, les inégalités salariales entre les hommes et les femmes se montent à 17% d’écart et les fonctions de direction, de programmation sont globalement encore trop peu occupées par des femmes.

Il serait aussi recommandé de cibler les besoins en termes de prévention santé que ce soit au niveau de la pratique physique du jeu musical que du bien-être mental et social. Les études mentionnées dans cet article démontrent bien l’urgence d’aborder ces enjeux.

 

[1] « Can Music Make You Sick ?Measuring the Price of Musical Ambition », Sally Anne Gross and George Musgrave, University of Westminster Press 2020

[2] https://www.helpmusicians.org.uk/news/publications

[3] https://www.the73percent.com/

[4] « Enquête exploratoire sur la santé et le bien-être dans l’industrie musicale- Un secteur de passionné-e-s sous pression », Par le collectif CURA et la Guilde des Artistes de la Musique – GAM, 2019

[5] Kurt Cobain, Janis Joplin, Jim Morrison et Amy Winehouse, respectivement décédé-e-s à l’âge de 27 ans des suites de consommation abusive de stupéfiants et d’alcool, et qui pour certain.e.s ont donné lieu à un suicide.

[6] « L’économie culturelle en Suisse », Office fédéral de la statistique, 13 octobre 2020

Albane Schlechten

Militante pour la scène alternative au sein de l'Usine, Albane Schlechten monte le club la Gravière en 2011 et le quitte fin 2016 pour rejoindre la faîtière suisse des clubs et des festivals, PETZI. Depuis le début de l'année 2019 elle a repris la direction de la Fondation pour la chanson et les musiques actuelles. Elle est également élue au Conseil municipal de la Ville de Genève depuis 2015.