Les mots du climat, les maux de l’histoire

Il y a quelques semaines, le grand quotidien britannique The Guardian a rendu publique une décision interne concernant les termes qu’il utilise pour parler du climat. La presse francophone en a largement rendu compte[1]. Le journal va désormais soumettre ses articles à un nouveau « guide stylistique » pour ce qui concerne ce domaine, afin de mieux répondre à l’évolution des connaissances et de la société. La rédactrice en chef Katarine Viner explique ainsi que l’expression « changement climatique » sera notamment remplacée par « urgence climatique » ou « crise climatique », le mot « réchauffement » par « surchauffe », et l’expression « climato-sceptiques » par « négationnistes de la crise climatique ». Ce durcissement sémantique, explique encore Mme Viner, est basé sur le fait que « ce dont parlent les scientifiques est une catastrophe pour l’humanité ». Le vocabulaire utilisé pour décrire ce phénomène doit dès lors refléter ce degré de gravité et se radicaliser.

Les mots ont une histoire

Il s’agit certainement d’une bonne chose. Notre vocabulaire a notamment beaucoup évolué ces dernières années en ce qui concerne les femmes, il est logique que la prise de conscience qui est en cours sur l’importance et la dangerosité des changements climatiques, ainsi que sur la nécessité d’y apporter des réponses crédibles, ait aussi un impact sur notre langage. Cependant, dans la liste des mots qui seront nouvellement utilisés par le Guardian, il est un terme qui pose problème, en tous les cas en français. Je m’en suis rendue compte après l’avoir utilisé une première fois de manière spontanée alors qu’il ne faisait pas partie de mon vocabulaire habituel, probablement parce que j’avais lu un peu avant l’article de l’Express explicitant le nouveau wording climatique du Guardian. Il s’agit du mot « négationnistes », dont le Guardian veut désormais appliquer l’équivalent anglais aux propos ou aux personnes qui remettent en cause la crise climatique elle-même, ou son lien avec les activités humaines.

Le fait d’utiliser ce mot a immédiatement suscité en moi un profond malaise et son association avec le climat m’est apparue comme incongrue. Ce mot signifie effectivement « qui nie un fait historiquement ou scientifiquement avéré ». Là n’est évidemment pas le problème. Le problème est que ce mot a, comme tous les mots, une histoire. Or c’est une histoire très particulière. En effet, il a été utilisé – et l’est encore – pour décrire les propos et les personnes qui nient la Shoah, un événement inédit dans notre histoire, notamment parce qu’il incarne l’expérience, dans notre monde, du mal absolu. L’expression a certes été utilisée depuis lors pour décrire les propos et les personnes niant d’autres événements extrêmement graves, notamment les génocides arménien et tutsi. Il a donc déjà subi une évolution. Mais cela justifie-t-il qu’on lui fasse subir une évolution supplémentaire, en l’associant à quelque chose de nouveau et d’aussi différent que la crise climatique ?

Différencier clairement les notions de génocide et d’écocide

Ma conviction est que cela ne se justifie pas, pour deux raisons. D’abord parce que ce mot, non pas du fait de son sens effectif, mais du fait de son usage courant jusqu’ici, est désormais associé à la notion de génocide. Or la crise climatique et ses conséquences pour l’humanité ne constituent pas du tout un génocide. La notion de génocide implique l’expression d’une haine, de la part d’un groupe de personnes, envers un peuple spécifique, la volonté de ce groupe de personnes de détruire ce peuple, et enfin la mise en œuvre de cette volonté et la destruction effective de ce peuple. Il s’agit d’un phénomène extrême, épouvantable, presque indicible. Sans nier la gravité de la crise climatique, il faut admettre qu’elle ne correspond pas à cette définition. Nous toutes et tous, qui émettons du CO2, ne le faisons en aucun cas dans la haine ou même en étant habités par de mauvaises intentions envers qui que ce soit. Nous utilisons simplement des technologies ou avons des comportements complétement usuels dans notre société, qui ont même passé pendant longtemps pour des signes de progrès, améliorant notre confort et notre qualité de vie. Evidemment, la conséquence de ces pratiques anodines pourrait être, si nous n’agissons pas assez clairement et rapidement, le déplacement voire la mort d’un nombre considérable de personnes, un peu partout dans le monde, des personnes dont l’environnement ne serait tout simplement plus vivable. Mais ces victimes de la crise climatique, même si elles étaient très nombreuses, ne constitueraient pas pour autant un peuple spécifique. Dès lors, l’impact, certes dramatique, des changements climatiques, ainsi que les actes qui sont à son origine, n’ont rien à voir avec un génocide.

C’est pour cette raison que des philosophes et des juristes sont aujourd’hui à la recherche d’un terme nouveau, pour qualifier les impacts destructeurs sur l’environnement et sur l’humanité de nos activités actuelles. La notion d’écocide, sur laquelle je suis intervenue au parlement[2], pourrait s’imposer et définir un nouveau type de crime international. Elle décrit précisément la destruction massive des espaces vitaux de notre planète, dont dépendent les êtres humains et tous les êtres vivants. L’émergence de ce terme inédit montre bien que nous devons, en parallèle, imaginer d’autres mots pour décrire la négation du phénomène qui a été ainsi nouvellement défini. La différence entre génocide et écocide est trop grande, pour qu’une adaptation de la portée du terme existant soit adéquate.

Trouver de nouveaux mots pour éclairer la réalité

Par ailleurs, indépendamment de ces questions de définitions, l’utilisation nouvelle du mot « négationniste » en lien avec le climat est susceptible de blesser celles et ceux qui ont souffert des événements dramatiques du siècle passé et celles et ceux qui considèrent, à raison, que ces événements ne sont comparables à aucun autres. Cet argument seul est suffisant pour ne pas adopter un nouvel usage de l’expression. Les mots que nous utilisons doivent éclairer la réalité, relier les interlocuteurs, expliciter notre pensée. Pas heurter.

Dès lors, j’essayerai certes, comme le propose le Guardian à ses journalistes, d’utiliser désormais plutôt les expressions « crise climatique » ou « urgence climatique » à la place de « changement climatique ». Mais je ne remplacerai pas le terme de « climato-sceptiques » par celui de « négationnistes du climat ». Cette manière de traduire l’expression originale proposée par le Guardian de « climate deniers » n’est ni éclairante, ni adéquate en français. Je suis surprise du fait que les commentateurs et journalistes francophones, qui ont décrit le nouveau wording du Guardian dans notre langue, notamment dans L’Express mais aussi ailleurs, aient choisi cette traduction et l’aient utilisée sans y prêter plus d’attention ni, à ma connaissance, susciter de réaction, ne serait-ce que de la part d’historiens. A mes yeux, en français, nous devrions trouver d’autres termes, plus appropriés, si nous voulons, dans certaines circonstances, remplacer le mot « climato-sceptiques » par une expression plus forte. Pourquoi ne pas parler plutôt, par exemple, de personnes ou de propos « dénégateurs » ou « négateurs » de la crise climatique ? Quant à des mots aussi « lourds » que « négationnistes », il faut respecter le poids de l’histoire dont ils sont porteurs. Mieux vaut qu’ils restent associés aux événements qu’ils décrivaient initialement.

[1]https://www.lexpress.fr/actualite/medias/urgence-crise-negationniste-du-climat-le-guardian-intensifie-son-vocabulaire_2078739.html  

[2]https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20173947

 

Adèle Thorens Goumaz

Adèle Thorens Goumaz est conseillère aux Etats verte vaudoise. Elle a coprésidé les Verts suisses entre 2012 et 2016 et siégé au Conseil national entre 2007 et 2019. Philosophe et politologue de formation, elle a obtenu un certificat postgrade en politiques de l’environnement et de la durabilité à l’IDHEAP. Elle a ensuite fait de la recherche et de l’enseignement en éthique et en gestion durable des ressources, puis travaillé comme responsable de la formation au WWF Suisse. Elle siège actuellement à la commission de l’économie, à la commission des finances et à la commission de l’environnement du Conseil des États. Ses dossiers de prédilection sont l'économie circulaire, la finance durable, la transition énergétique, la préservation du climat, l’agriculture et la biodiversité. Plus d’informations sur www.adelethorens.ch

5 réponses à “Les mots du climat, les maux de l’histoire

  1. Je partage entièrement votre analyse aussi bien concernant l’importance des mots que celle ayant trait au terme “négationnisme”.
    Par ailleurs, je tiens à vous féliciter d’avoir pris conscience vous-même de votre erreur et d’avoir eu l’honnêteté et le courage d’en faire part de votre propre initiative dans votre blog. De belles qualités que l’on ne retrouve malheureusement pas toujours notamment en politique!

    1. Merci. Ce que je trouve surtout paradoxal dans cette affaire, c’est que ce mot inadéquat a été proposé par des traducteurs francophones dans un contexte où l’on cherchait justement un mot plus approprié que celui qui était utilisé jusque là. Et voilà qu’on en choisit un qui pose plus de problèmes qu’il n’en résout, ce n’est vraiment pas une réussite.

  2. Je partage entièrement votre analyse. Les « sceptiques ou négateurs » de faits scientifiques clairement et universellement établis, s’opposent à l’acquisition des connaissances et par voie de conséquence favorisent l’ignorance. La réside le danger.

  3. Je salue cette prise de position nécessaire.
    Voilà qui permet de clarifier cette question importante. Comme l’écrivait Albert Camus : “mal nommer les choses, c’est ajouter du malheur au monde”. Au regard des défis importants et si présents, que posent tant les questions de discrimination, de racisme, environnementales, il est indispensable d’adapter le vocabulaire, vecteur de tant de sens tout en gardant à l’esprit une adaptation du langage, de linguistique qui doivent rester en alerte face aux enjeux de traduction.

  4. En imposant un vocabulaire basé sur des valeurs morales et émotionnelles, on est en train de moraliser la science et d’en faire un domaine subjectif. Autrement dit, de la corseter, de l’enfermer dans une morale bien-pensante, tout en lui enlevant le droit au doute, qui doit pourtant être à la base de toute démarche scientifique. On n’est pas loin d’une religion d’Etat! Or, la science, si elle veut rester crédible, a besoin de tout sauf d’un carcan. Elle doit rester libre. Libre d’émettre des hypothèses, mais aussi de douter, pour pousser plus loin la recherche et mieux étayer ses hypothèses. Parallèlement, elle doit se garder de tout biais moralisateur ou émotionnel; ce n’est jamais l’Eglise qui a fait avancer la science, et ce n’est pas non plus en appelant à paniquer (comme le fait la jeune Greta Thunberg) qu’elle va nous permettre de mieux comprendre le monde. Dans ce sens, la décision du Gardian est une grossière erreur.

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