RBI et numérisation de l’économie : le débat doit continuer

Rarement un objet de votation aura soulevé autant de passions et de questions de fond sur l’avenir de notre société que le revenu de base inconditionnel. Il serait regrettable d’interrompre la réflexion à l’issue du vote. Le fait que le peuple ait refusé l’initiative ne résout en effet en rien les problèmes de conciliation entre vie professionnelle et familiale, la complexité de notre système d’assurances sociales, les inégalités dans l’accès à la formation ou les difficultés que l’on peut rencontrer lors de la création de son entreprise. Des mesures ciblées doivent être prises dans ces domaines.

 

La réflexion amorcée ces derniers mois sur l’avenir du travail doit en outre se poursuivre. L’un des arguments émis en faveur de l’initiative est la réduction des postes de travail en lien avec la numérisation de notre économie (industrie 4.0). On peut mettre en doute ce phénomène ou dire que de nouveaux emplois compenseront ceux que nous aurons perdus au profit des algorithmes et des robots, comme cela a été le cas lors des précédentes révolutions industrielles. On peut aussi exiger que des études et des projections soient réalisées, afin d’avoir une base de discussion plus solide. Personne ne peut cependant prévoir avec certitude l’effet exact de la numérisation sur l’emploi. Il est par contre permis d’essayer de prévenir, aujourd’hui déjà, les risques identifiés.

 

L’économie verte a un fort potentiel de création et de relocalisation d’emplois. Le nombre de postes dans le domaine des Cleantech atteint déjà près de 530'000 équivalents plein-temps, soit 8,5 % des emplois en Suisse. Et ils augmentent d’environ 6,7 % par an[1]. Ce processus pourrait être encouragé via des incitations positives dans le domaine de l’économie circulaire, comme le demande l’initiative pour une économie verte : soutiens aux produits innovants, conçus pour être plus durables, réparables et adaptables, création de nouvelles filières de revalorisation et de recyclage, promotion des produits de proximité au détriment d’importations issues de modes de production écologiquement contestables. La transition énergétique est aussi créatrice d’emplois localement ancrés: nous dépensons chaque année plus de 10 milliards de francs pour importer des énergies fossiles, cet argent serait bien mieux investi sur place dans les énergies et les technologies propres.

 

Peut-être ces mesures ne suffiront-elles pas. Peut-être perdrons-nous effectivement des emplois. Pourquoi ne pas envisager alors un meilleur partage du travail restant ? Pourquoi ne pas réduire le temps de travail des êtres humains, s’il est en partie remplacé par celui des machines ? Les gains que celles-ci offrent en matière de productivité devraient le permettre. Nos plannings surchargés pèsent sur notre qualité de vie et sur notre santé. Le temps libéré serait réinvesti dans d’autres engagements, à l’image de ce qu’envisageaient les défenseurs du RBI : famille, activités artistiques, formation, création de projets et d’entreprises innovants.

 

Il convient en outre de réfléchir à l’avenir de nos assurances sociales. Le débat sur le RBI en a souligné la complexité et la dimension parfois stigmatisante et réductrice pour l’autonomie. Plus fondamentalement, notre filet social est basé sur l’hypothèse d’une société du quasi plein-emploi ou, du moins, du travail en abondance. Il n’est pas là pour combler un manque de travail, mais pour compenser les conséquences sur les travailleurs d’évolutions technologiques ou du marché, et soutenir ceux qui ne peuvent, momentanément ou pas, s’en accommoder. Une réduction de la quantité de travail disponible exigerait que ce système soit adapté.

 

Par ailleurs, la numérisation de notre économie pourrait avoir un effet sur la croissance. On peut certainement penser une « prospérité sans croissance » ou avec une croissance plus faible ou « qualitative ». Mais celle-ci aurait un impact indéniable sur le financement de nos assurances sociales, au-delà de la modification de leur rôle. Notre système actuel a bénéficié de la période des trente glorieuses, caractérisée par une croissance forte. Or toute personne raisonnable sait aujourd’hui qu’on ne saurait la reproduire éternellement. Comment adapter notre système social, si le travail devient moins abondant malgré nos efforts d’innovation, s’il doit être partagé différemment, si une partie de la population se retrouve hors du système salarié traditionnel ? Comment le financer si la croissance en est modifiée ? Comment imposer les algorithmes ou les machines, s’ils deviennent une source plus importante de plus-value ? Voilà des questions que nous devons affronter rapidement. Le débat amorcé dans le cadre du vote sur le RBI doit continuer.


[1] Selon une étude d’Ernst Basler + Partner datant de 2014.

 

Adèle Thorens Goumaz

Adèle Thorens Goumaz est conseillère aux Etats verte vaudoise. Elle a coprésidé les Verts suisses entre 2012 et 2016 et siégé au Conseil national entre 2007 et 2019. Philosophe et politologue de formation, elle a obtenu un certificat postgrade en politiques de l’environnement et de la durabilité à l’IDHEAP. Elle a ensuite fait de la recherche et de l’enseignement en éthique et en gestion durable des ressources, puis travaillé comme responsable de la formation au WWF Suisse. Elle siège actuellement à la commission de l’économie, à la commission des finances et à la commission de l’environnement du Conseil des États. Ses dossiers de prédilection sont l'économie circulaire, la finance durable, la transition énergétique, la préservation du climat, l’agriculture et la biodiversité. Plus d’informations sur www.adelethorens.ch