Aux CFF: épargnez-nous les détails!

Dans ‘Si Dieu était suisse’, Hugo Loetscher racontait une histoire qui lui était arrivée dans un immeuble où il avait habité : ayant décidé de ne pas faire sa lessive dans l’immeuble, il avait expliqué à la concierge qu’il n’avait pas besoin de la clé de la chambre à lessive et qu’il cédait son tour à quelqu’un qui en aurait besoin. Mais la concierge ne l’avait pas entendu de cette oreille : il était prévu dans le règlement de l’immeuble que chaque locataire avait son tour pour faire ladite lessive, et donc il était rigoureusement interdit de sauter son tour, sinon ça désorganisait tout.

Ce matin, dans l’attente de mon train sur un quai gelé de la gare de Genève, je me suis souvenu de cette histoire et de ce qu’elle révélait d’excès de zèle, d’esprit de système, de besoin d’exhaustivité, de maniaquerie, diraient certains.

C’est qu’on annonçait l’arrivée du train.

Les Chemins de fer fédéraux, pour être sûrs que les usagers montent bien dans le wagon dévolu à leur classe sociale, à leur revenu ou simplement aux privilèges liés à leur abonnement ou à leur billet, font entendre l’annonce suivante : « Train au départ de Genève pour Nyon, Morges, Lausanne, Brig… 1ère classe, secteur A et B, 2e classe, secteur A, B, C et D ».

Rappelons que les quais de gare suisses étant de toute façon divisé en quatre secteurs, A, B, C et D, si on veut monter dans un wagon de 2e classe on a l’embarras du choix.

Une annonce disant simplement « 1ère classe, secteur A et B » aurait été amplement suffisante, d’autant que les chiffres sont assez visibles sur les wagons, mais c’est comme s’il était impossible aux usagers de déduire par eux-mêmes que si la 1ère classe se trouve dans une partie des secteurs A et B, les wagons de 2e, par élimination, se trouvent forcément dans tout le reste du train, y compris dans les secteurs A et B.

Sans parler de la panique qui, sans précisions préalables des Chemins de fer fédéraux, s’empare de l’angoissé chronique suisse quand il ne sait pas à l’avance de quel côté de la voie « dans le sens de marche » (gauche ? droite ? tout est politique) il va pouvoir sortir, ces annonces détaillées de secteurs seraient-elles à mettre sur le compte d’une terreur viscérale d’usurper la place d’un usager de 1ère classe ?

Ou alors seraient-elles dues au fait que l’autochtone est si habitué à ce que les Chemins de fer fédéraux lui précisent tout dans les moindres détails (et en quatre langue minimum) qu’il panique s’il doit réfléchir, se fier à ses sens, ou pire, se renseigner ?

Rien que d’y penser, ça m’angoisse.

Mais que sont nos gares devenues ?

C’était l’âge d’or du train suisse, à partir de 1902, date de création des Chemins de Fer Fédéraux (CFF) par la nationalisation de plusieurs compagnies privées. Les gares de cartes postales se construisaient partout et étaient à la fois des temples orgueilleux à la modernité et des invitations au tourisme, en Suisse et à l’étranger, avec leurs vastes halls majestueux avec leurs beaux bancs de bois, leur grande horloge bien en vue, leur buffet première et deuxième classe, et leurs grandes fresques dépeignant les paysages spectaculaires du pays…

Les temps ont changé, les pendulaires, c’est-à-dire les consommateurs, se sont multipliés, et l’appât du gain à fait le reste : dans toutes les villes du pays, sous le concept de RailCity, chaque mètre carré est rentabilisé au maximum, tout est loué à prix d’or aux enseignes qui font de faramineuses affaires en jouant notamment sur la possibilité de vendre leur marchandise 365 jours par an du petit matin jusqu’à la nuit, ces petits territoires fédéraux échappant aux lois communales bien plus strictes en la matière.

Genève

La gare de Genève, dont le magnifique hall central, dû à l’architecte Julien Flegenheimer, date de 1929 ? Aujourd’hui, elle est faite pour que le passant y passe, et rapidement, si possible. Et mieux vaut ne pas faire un malaise. Ni avoir les jambes lourdes. Ni devoir attendre un train qui a du retard (et Dieu sait si les trains ont constamment du retard). D’abord parce qu’il n’y a que des couloirs. Ensuite parce qu’il n’y a que des vitrines. Et enfin, parce qu’il n’y a aucun banc. C’est une sorte d’hybride entre le tunnel sous-terrain et le centre commercial. C’est fait pour circuler. Et il n’y a pas à dire : ça circule. Les jours de bise ou de froid, ça circule d’autant plus vite que l’air aussi y circule et que ce n’est pas chauffé. Une sorte de chambre froide en hiver, et une sorte de serre tropicale en été (notamment la consigne automatisée, où les valises et les usagers mijotent dans du 40 degrés minimum).

Lausanne

La gare de Lausanne, terminée en 1916 par le bureau d’architectes Monod & Laverrière et Taillens & Dubois ? Il parait qu’un nouveau projet est en train de s’élaborer pour l’aménager encore une fois et on craint le pire, vu l’état actuel du énième aménagement passé : passage piéton menant au hall central complètement inadapté – les pendulaires traversent coûte que coûte, au vert comme au rouge, pour arriver à l’heure le matin et ne pas rater leur train le soir – signalétique incompréhensible, cohue indescriptible dans les passages sous voies aux heures de pointe, éclairage déficient, et commerces qui hésitent entre le marché agricole et la cabane à saucisse de fête foraine, sans compter le grand hall, qui, régulièrement, se la joue bazar ou souk (mais, miracle ! un des longs bancs en bois a survécu). Et ne parlons pas du Buffet 1ère classe, fermé depuis un bon moment, et tant pis pour ses spectaculaires panneaux peints.

Bâle, Zurich, Berne

De l’ancienne gare de Bâle, conçue par les architectes Faesch et La Roche en 1907, avec ses magnifiques fresques dans le hall central (Gstaad, la Jungfrau, le Matterhorn…), il ne reste plus rien du grand espace prévu au départ : tout a été saucissonné pour créer des passerelles menant aux quais et pour y caser tous les types de commerces possibles et imaginables.

L’actuelle gare de Zurich est née en même temps que l’entité des CFF, dans un style néo-renaissance convenant parfaitement à la vocation affairiste de la ville d’Alfred Escher, pionnier du développement ferroviaire, un de ces condottieri qui ont fait l’orgueil du pays, dont la statue trône fièrement sur une des places entourant la gare – mais la gare, et son hall plein de ‘Food trucks’ divers, n’est plus que la partie émergée d’un vaste iceberg aussi glacé que commercial…

Quant à celle de Berne, la Ville fédérale, elle a une esthétique de garage à niveaux multiples, et le mieux qu’on puisse en dire – et le pire aussi – c’est qu’avec son sol en matière synthétique noire, particulièrement adéquat pour les valises à roulettes qui n’ont jamais été aussi sonores, elle est facile à entretenir, un tuyau d’arrosage et le tour est joué. Une sorte d’étable hygiénique, en somme, pour un bétail humain bien canalisé.

Et le patrimoine, alors ?

Bien sûr, les gares doivent être aménagées pour s’adapter à l’évolution démographique, sociologique et économique du pays. Mais n’était-il pas possible de tenir compte aussi de la valeur historique, esthétique et patrimoniale de ces endroits magnifiques, dans un pays où le chemin de fer est resté le symbole d’une lutte contre la géographie, d’une conquête et d’une réussite technique et humaine extraordinaires ?

Quel gâchis ! C’est ce qu’on se dit en regardant ces glorieux vestiges d’un temps pas si lointain, ces vastes coquilles vides aux façades grandioses et nettoyées, mais aux couloirs interminables et sales et aux intérieurs hideux conçus pour acheter, pour circuler, pas pour s’arrêter, et encore moins pour s’asseoir et rêvasser.

IMG_20160801_182814

Les CFF n’aiment pas les pendulaires et c’est réciproque

L’ennui, quand on habite dans un pays connu à la fois pour son multilinguisme, sa politesse méticuleuse que certains voisins apparemment nous envient, son tourisme cher mais réputé de qualité, et qu’on fait partie des malheureux 105 000 pendulaires intercantonaux qui doivent prendre les transports publics pour gagner courageusement leur croûte, c’est que tous les matins de la semaine, pendant un trajet qui ne dure pourtant qu’une heure à tout casser, on est continuellement tiré d’une somnolence compensatoire de nuits toujours trop courtes, d’une rêverie prometteuse d’avenirs vacanciers, d’un sudoku ou d’un mot fléché (qui, à ces heures, exige une concentration surhumaine), d’une lecture qui, peut-être, débouche sur des perspectives d’oisiveté de bon goût, voire, pour les plus stakhanovistes, d’une révision attentive du ixième rapport en retard à rendre urgemment.

Comme si on se la jouait Cabaret (mais sans la délicieuse perversion, hélas), des enregistrements mécaniques en voix de synthèse, et quelquefois mal édités, ânonnent des« Mesdames-zet-Messieurs » (avec liaison de rigueur), des « Meine Damen und Herren » formels et austères, des « Signore e Signori » racés quoique méditerranéens, des « Ladies zand Gentlemen » (avec liaison tout aussi de rigueur) – on attend les versions russes et chinoises – retentissent à tout bout de champ pour annoncer des destinations finales suisso-germaniques triomphantes dont notre lieu de travail provincial n’est qu’une étape, ou pour vanter les qualités gastronomiques du petit déjeuner hors de prix réchauffé au micro-onde d’une voiture restaurant qui, malgré les descriptions louangeuses, peine à tenir son rang.

Des contrôleurs surgissent à l’instant où on se rendort et contrôlent chaque billet à n’importe quel moment, poinçonnent ce qu’ils peuvent poinçonner et frottent avec énergie les divers abonnements, les ‘SwissPasses’, pardon, sur des smartphones lents à la détente mais qui bipent joyeusement à chaque passage.

Des messages navrés signalent de terribles retards d’une minute et s’en excusent abondamment dans toutes les langues disponibles y compris la langue de bois, pour ce qui est des ‘incidents techniques’ récurrents. On n’a heureusement pas encore signalé de hara-kiri de la part du personnel.

D’autres annonces signalent aux Mesdames et Messieurs, Meine Damen und Herren, Signore e Signori et autres Ladies and Gentlemen l’arrivée prochaine dans chaque gare, tout en priant les voyageuses/-geurs qui auraient eu la fantaisie et la possibilité de n’en faire qu’à leur tête de bien vouloir sortir du côté droit ou du côté gauche, « dans le sens de marche », certaines fois, « dans le sens de la marche » d’autres fois, en se gourant régulièrement de côté, au grand désarroi desdits voyageuses/-geurs se trouvant, sans crier gare – et même sans crier « gare » –, confrontés au terrible dilemme de ne pas savoir de quel côté sortir.

On se prend à penser : « Mais est-ce qu’on ne pourrait pas laisser tomber les Mesdames et Messieurs, Meine Damen und Herren, Signore e Signori, Ladies et Gentlemen et juste donner l’information dans la langue correspondant aux étapes du trajet ? »

On se prend à s’interroger : « Mais quel est le pourcentage de touristes anglophones à ces heures et dans ces trains archibondés ? ».

On se prend à rêver : « Mais pourquoi ‘ils’ ne font pas comme aux Pays-Bas ou en Espagne, où on voyage tranquille et où les contrôleurs font quelques pointages de temps en temps, parce qu’on doit oblitérer son titre de transport pour pouvoir entrer dans le train, comme ça se fait dans le métro ? »

On se prend à fantasmer grave, façon 1984 : « Et si je sortais exprès du côté contraire au ‘sens de marche’ » ?

Et on se prend à souhaiter qu’un jour, ce temps qu’on doit malheureusement passer dans les transports publics redevienne ce moment tranquille où toutes les rêveries étaient permises.

sieste