Une caisse maladie unique et fédérale, c’est pour quand ?

Loyers, assurances, aliments: tout augmente et la guerre en Ukraine a bon dos. Pour l’assurance-maladie obligatoire, que j’avais déjà évoquée dans un précédent article – Assurances-maladie: le Suisse est-il maso? –, elle continue à augmenter, comme chaque année, et comme chaque année, chacun se renvoie la balle pour dire « C’est pas moi, c’est l’autre ».

On ne voit pas bien ce qui pourrait changer dans le proche avenir, à moins de modifier radicalement le système, qui non seulement écrase les assurés mais est devenu hors de prix pour l’État à tous les niveaux.

L’ASSURANCE-MALADIE EST DEVENUE CHÈRE POUR L’ÉTAT

Dans un article paru récemment (le 15 janvier 2023) – Les cantons romands versent 2,8 milliards de subsides maladie à la population – la RTS révélait que les cantons dépensent de plus en plus pour aider les assurés à payer leurs primes maladies et donnait des chiffres et des statistiques cruellement précis:

  • 2,8 milliards versés à titre d’aide pour les 7 cantons francophones
  • 155 millions de plus qu’en 2022
  • pour le canton de Vaud, c’est 810 millions, soit 7,4% du budget 2023 du canton
  • pour Genève la somme représente 6,3% de son budget global, et pour Neuchâtel c’est 6%
  • pour les cantons de Genève et de Vaud, 36% citoyens reçoivent une aide, plus d’un tiers de la population
  • pour la Suisse entière, c’est 2,4 millions de personnes qui bénéficient d’une réduction individuelle de la prime, abrégée RIP, comme Requiescat In Pacem, reposez en paix, alors que tout le monde est à cran.

Les assurés se saignent les veines et les assurances-maladie privées, privilégiées par ce marché privatif – l’assurance maladie est obligatoire en Suisse et on doit s’assurer auprès d’un assureur privé et suisse, donc on ne peut même pas jouer sur une concurrence internationale – continuent à se frotter les mains et à faire des bénéfices stratosphériques et des réserves qui le sont tout autant, ce qui ne les empêche pas de lésiner sur les paiements, voire de les refuser catégoriquement, obligeant certains généralistes, eux-mêmes pris à la gorge, à refuser des patients de certaines assurances, comme ça a été récemment le cas à Neuchâtel (Des médecins neuchâtelois refusent de nouveaux patients affiliés à Assura, 15 octobre 2022, RTS).

Cette assurance-maladie obligatoire entrée en vigueur en 1996 – avant, elle était facultative – avait été prévue au départ pour ne représenter qu’une part supportable d’un budget moyen, et c’est ce qui s’est passé pendant quelques années. Puis les primes ont pris l’ascenseur et on s’est retrouvés avec une augmentation annuelle de primes qui met souvent les assurances en deuxième place dans le budget des familles, juste après le loyer qui, lui aussi, n’arrête pas de monter (et ne parlons pas de l’inflation galopante, et des salaires qui, en valeur réelle, baissent chaque année).

UN SYSTÈME DE SANTÉ DE LUXE ?

Pour compenser ces visions négatives, on continue à nous vendre un système de santé vanté par les assureurs et une majorité de politiciens comme le nec plus ultra de ce qui se fait sur le marché comparé aux autres systèmes de santé européens de type sécurité sociale et couverture universelle à la française ou à l’anglaise, dont on relève les manques (médecins imposés, attentes pour toute opération, surcharge du personnel, coûts faramineux avec les dépassements budgétaires que l’on sait).

Pas de ça chez nous, qu’ils disent. En Suisse on a une médecine de luxe avec (en vrac et en principe) :

  • le choix libre du médecin
  • un personnel abondant et compétent
  • pas d’attente, ou si peu
  • une offre de médecine alternative (avec les complémentaires)

La réalité est tout autre: le personnel manque, épuisé par la période covid mais aussi dégoûté depuis longtemps par une gestion du personnel inadaptée et stressante, un manque de personnel chronique que l’immigration ne suffit pas à compenser, des horaires interminables, des conditions de travail épuisantes et des salaires insuffisants. Le peu de considération pour toutes les catégories professionnelles concernées n’arrange pas les choses.

MÉDECINE SUISSE 2.0

Du coup, le délai d’attente s’allonge pour certaines hospitalisations, pour certains traitements coûteux comme pour certaines opérations, qu’on n’est plus sûr de pouvoir obtenir ou se faire rembourser partiellement ou en totalité.

Le choix du médecin est tout relatif, vu le manque chronique de généralistes et de spécialistes, tous surchargés.

Quant aux frais, entre la franchise obligatoire, celles de plus en plus élevées choisies par les assurés modestes pour pouvoir boucler leurs fins de mois, les pourcentages non payés sur les médicaments, les prestations non remboursées par les assurances car pas considérées comme des gestes médicaux – alors qu’elles font partie intrinsèque du traitement qui, on le sait bien, ne consiste pas seulement à traiter mais à soulager et à accompagner – on en arrive à des situations équivalentes à ce qu’on reproche aux systèmes de santé européens, les énormes factures en plus, tant pour les patients que pour les collectivités.

MAIS COMMENT FONT LES AUTRES ?

À côté de ça, l’Autriche – l’autre pays neutre et germanique du continent –  bénéficie d’un système de sécurité sociale universel et généreux apprécié de tous, accessible à tous, sans système de franchise et apparemment ça marche et ça ne ruine pas les finances publiques.

De leur côté, Chypre, l’Espagne et la France – pour cette dernière, certains soins dentaires sont aussi pris en charge – offrent un système de soins universel pour les soins de base (accidents, urgences, vaccination…) pour tout le monde, pauvres, exclus du système et sans-papiers inclus, avec des mutuelles accessibles en option pour compléter la couverture, notamment pour tout ce qui concerne les examens et la prévention.

Alors, en Suisse, à ce stade, et compte tenu des 2,4 millions de personnes qui bénéficient de la réduction individuelle de la prime, et des énormes sommes dépensées par tous les cantons pour soutenir les assurés et par là-même les compagnies d’assurances et leurs bénéfices, est-ce que ça ne reviendrait pas moins cher pour tout le monde, et d’abord pour l’État, de simplement créer une caisse maladie unique et fédérale financée par un petit pourcentage déduit du salaire et peut-être co-financée par l’employeur, au même titre que l’assurance-chômage et que l’AVS, et sur le même principe de solidarité qui a si bien fonctionné pour ces deux assurances sociales ?

Politique, l’Eurovision ? Sans blague !

Sur les réseaux sociaux, c’est l’émeute : « Aucun point pour la Suisse de la part du public, c’est incompréhensible », s’énerve une facebookienne qui rajoute encore : «Un nombre de points jamais obtenu dans l’histoire de l’Eurovision attribué à l’Ukraine ? Pourquoi ce concours puisque c’est un vote politique et non artistique ? ». Un autre met son grain de sel : « Cousu de fil pas très blanc… », alors qu’un troisième ajoute, plus philosophe (et en rimant, ce qui ne gâche rien) : « Je trouve ça d’une nullité !! Déjà en temps normal je trouve ça assez con, mais cette année c’est le pompon !! ».

On a l’air de tomber des nues alors qu’on sait bien que ce concours a toujours été plutôt kitschos que chicos, passablement nunuche et forcément politique, c’est ce qui fait son charme, il faut croire, puisque chaque année les groupies se réunissent autour du téléviseur avec bières et pizzas pour se faire la soirée Eurovision. On a même vu dans nos contrées un performer, Massimo Furlan, nous refaire le concours de 1973 avec notre Patrick Juvet national qui nous chantait, allez youpiii, « Je vais me marier », alors que le mariage gay n’était pas encore légal.

En résumé, l’Eurovision c’est donc bien un truc assez con et assez politique, et cela depuis sa naissance, où nous autres Helvètes avons notre part de responsabilité : c’est au Suisse Marcel Bezençon, longtemps directeur de Radio Lausanne puis de la Société Suisse de Radiodiffusion (SSR) qu’on doit la création de l’Eurovision en 1955, sur le modèle des grands radios crochets dans le style du très suivi Festival di Sanremo, fondé en 1951.

LA PREMIÈRE GAGNANTE : UNE SUISSESSE

La première idée politique c’était qu’on sortait d’une sale guerre et qu’on commençait à s’en remettre, alors quoi de plus rassembleur et de plus neutre qu’un concours de variétoche organisé par un Suisse, une compétition sympa voire bisounours d’où toute animosité serait exclue y compris dans les paroles et la musique ? On commencerait par sept pays d’Europe dont certains s’étaient sérieusement étripés quelques années plus tôt, l’Allemagne et la France, par exemple.

Pour qu’il n’y ait pas de susceptibilité froissée, la deuxième idée politique c’est qu’il valait mieux organiser ça en 1956 en Suisse, à Lugano, qui ferait moins germanique et davantage San Remo, et, troisième idée politique : si possible, et même si elle s’est broutée, faire gagner la Suissesse Lys Assia – Rosa Mina Schärer à la ville, née à Rupperswil en Argovie – pour ne pas faire de jaloux et que ça recommence à se taper dessus. En tout cas, pas de risque d’irritation avec son bien gentil Refrain, co-écrit par deux suisses, Émile Gardaz pour les paroles et le jazzman Géo Voumard pour la musique, devenu un tube, et le concours était lancé.

Lys Assia, qui est décédée à 94 ans il n’y a pas si longtemps (2018) était encore interviewée comme une vedette en 2016 par le quotidien barcelonais El Periódico. Il faut dire qu’elle avait beaucoup chanté à Barcelone dans différents endroits à la mode et elle aimait beaucoup cette ville. Elle expliquait, pour l’Eurovision : « C’était un projet suisse qui avait pour ambition d’ouvrir les portes de l’Europe après la guerre, pour que les gens voyagent et connaissent d’autres cultures, l’idée est géniale ! ».

L’ANNÉE PROCHAINE À MARIOUPOL

Évidemment, la politique y a toujours été présente : l’Espagne a commencé a participer – et à perdre, disent les mauvaises langues – depuis 1961, malgré la dictature de Franco qui durera jusqu’en 1975. La même année, pour équilibrer, c’est la Yougoslavie communiste qui est aussi entrée (elle disparaîtra lors de la guerre des Balkans, pour y reparaître par petits morceaux, d’abord avec la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine, la Croatie et la Slovénie en 1993, puis la Serbie et le Monténégro en 2004).

Israël, qui a priori ne fait pas partie de l’Europe, est entrée dans le concours de l’Eurovision en 1973, l’année de la guerre du Kippour. La Turquie, éternelle recalée à l’Union européenne, participe au concours depuis 1975 en guise de consolation. Le Maroc y entre en 1980, on ne comprend pas bien à quel titre, mais il y a sûrement une bonne raison (politique). Quant à l’ex-bloc de l’Est, Russie comprise, il y entre dès la chute du Mur, même si la Russie en a été éjectée cette année, et on comprend bien pourquoi.

À titre personnel, je suis très content que l’Ukraine, qui participe depuis 2003, ait gagné l’Eurovision avec le groupe Kalush Orchestra : le Concours de l’Eurovision, c’est kitsch, c’est toc et c’est politique, et si ça peut redonner un peu d’espoir à un pays martyrisé qui en a urgemment besoin et à le faire se sentir déjà officiellement un peu plus intégré à l’Europe, c’est non seulement le bon moment pour le faire, c’est aussi totalement en accord avec le cahier des charges historique du Concours de l’Eurovision.

Слава Україні.

L’argent est-il neutre ?

L’image télévisée d’un autre temps, la langue de bois, le verbiage martial et l’image contrôlée de vieil apparatchik sombre, raide, menaçant, figé, lifté et botoxé du Maître du Kremlin – qui, pour plusieurs générations, remettent en mémoire ces sinistres visages de la Guerre Froide d’il y a plus d’un demi-siècle, celles des Andropov, des Brejnev, des Khroutchev et des Staline – fait un contraste saisissant avec la modernité, la jeunesse, le naturel (même étudié), l’agilité, l’intelligence, le vocabulaire, l’émotion, la force de conviction et le discours travaillé mais direct et efficace du Président ukrainien Zelinsky qui, lui, fait totalement partie de ce XXIe siècle, réseaux sociaux et sitcom compris.

Cette terrible guerre russe en Ukraine et en Europe – devenue déjà une Troisième Guerre Mondiale qui ne dit pas son nom, dans laquelle sont impliqués à des degrés divers tant l’Union Européenne et ses pays satellites que les États-Unis, la Chine, l’Inde, le Japon, la Corée du Nord et du Sud, Taïwan ou l’Australie dans une géopolitique générale complètement chamboulée –, n’est-elle pas l’acte de décès officiel d’un tout aussi terrible XXe siècle et ses deux autres guerres mondiales causées par des nationalismes et des idéologies qui survivent encore ?

Et cette invasion soudaine, cette guerre, sa violence, ses atrocités et la mobilisation qu’elles suscitent de part et d’autre ne sont-elles pas aussi un effet collatéral de plus de deux ans de covid, avec son terrible impact économique, ses angoisses et ses frustrations accumulées en lien avec l’isolement forcé de chacun, y compris celui de Vladimir Poutine en sa forteresse du Kremlin ?

Et n’est-on pas aussi en train d’assister en première file à un changement de générations, la génération soixante-huitarde, voire les boomers – selon une terminologie actuelle qui inclut quelques générations postérieures –, étant partout poussée à la sortie par une génération plus adaptée au monde actuel, en Russie comme ailleurs, réseaux sociaux compris ?

Il a fallu attendre la guerre de 14-18 pour voir disparaître vraiment le XIXe siècle et laisser place au XXe. Nous assistons aujourd’hui à la naissance au forceps d’un XXIe  siècle déjà sanglant et dont la nouvelle géopolitique est en train de se constituer sous nos yeux, avec la redéfinition de grands ensembles politiques et économiques.

Les petits pays européens (Suisse, mais aussi Finlande, Suède ou Moldavie) vont devoir composer avec ces grands ensembles, neutralité ou pas.

VOUS AVEZ DIT NEUTRALITÉ ?

Aujourd’hui, en Suisse comme partout ailleurs, impossible d’ignorer que des valeurs politiques et géopolitiques qui ont eu leur utilité jusqu’ici sont remises radicalement en question, en particulier la notion de neutralité, qu’elle soit « perpétuelle » comme la neutralité suisse ou autrichienne, ou fortement conseillée et même imposée – par la Russie en particulier –, comme celles de la Finlande et de la Suède. Le cas de l’Ukraine et de sa possible future neutralité va être tranché par le sort des armes. On parle alors de « neutralisation »…

De toute façon, au-delà des conditions géopolitiques et des rapports de force qui pourraient la favoriser, la notion de neutralité n’est applicable, pour le pays qui en bénéficie, que pour autant qu’elle soit acceptée, respectée et défendue par les autres, et qu’on autorise le pays lui-même à se défendre en cas d’attaque.

Pour l’Ukraine, mais aussi pour la Norvège, la Suède, la Finlande, les états baltes, la Hongrie, la Pologne, la Tchétchénie, le Daghestan, la Géorgie ou le Kazakhstan, on pourrait dire, paraphrasant une célèbre phrase sur les rapports États-Unis-Mexique : Si loin de Dieu, si près de la Russie…

Quant à la Suisse, en 2022, elle se trouve en plein milieu de cet autre puissant empire économique et déjà politique qu’est l’Union européenne, tout en n’en faisant pas partie. Un accord-cadre, bénéfique pour les deux parties, fluidifiait les échanges, tout comme les négociations au cas par cas, mais cet accord est aujourd’hui caduque et la Suisse sur la sellette.

On comprend mieux pourquoi, tout d’un coup, la Suisse se sente obligée de sortir de sa neutralité perpétuelle pour appliquer – en traînant les pieds, il faut bien le dire, et la prudence n’explique pas tout – les mesures de rétorsions que son gros partenaire commercial européen impose à la Russie.

Remarquons aussi qu’à part la lenteur d’application de certaines sanctions, lenteur qui serait apparemment due au fait que ce seraient aux cantons et non à la Confédération d’appliquer certaines mesures (les cantons protestent),  un article du Temps paru le 30 mars 2022  – « Visés par l’UE, des mercenaires et des espions russes échappent aux sanctions suisses » – relevait que des personnages-clés dans cette guerre, en particulier un général biélorusse, un oligarque ukrainien, deux membres du groupe de mercenaires Wagner, ainsi que toute une liste de hauts fonctionnaires russes, 27 personnes en tout, dont des tas de diplomates-espions disséminés dans les différents organismes internationaux de Genève, n’ont toujours pas été sanctionnés ou expulsés…

UNE NEUTRALITÉ SUISSE DE DROIT DIVIN

Il fallait s’y attendre, le sang de notre tribun conservateur de droite Christoph Blocher – notre Jeanne d’Arc nationale, le Guillaume Tell des multinationales pharmaceutiques et des milieux bancaires – est entré en croisade contre la décision du gouvernement suisse d’appliquer les sanctions européennes, cette décision allant à l’encontre, selon lui, de notre imprescriptible neutralité historique et de droit divin, une neutralité qui n’a jamais été un problème pour lui lorsqu’il participait activement au groupe de travail Afrique du Sud, qui soutenait l’Apartheid, par exemple.

Confondant la neutralité historique de la Suisse et la neutralité absolue du Comité international de la Croix-Rouge, vitale dans le sens fort du terme, et attaquée de toutes parts, notamment par les Russes en ce moment, M. Blocher et les membres de son parti sont choqués par ce qu’ils estiment être un abandon de la neutralité de la Suisse dans cette violation russe de toutes les règles internationales.

On ne les entend pas du tout lorsque la Suisse collabore avec l’OTAN bien qu’elle n’en soit pas membre, se procure des avions militaires américains plutôt que français, ou laisse prospérer sur son territoire des entreprises comme Crypto AG dont les appareils à chiffrement vendus dans plus d’une centaine de pays et censés protéger les informations confidentielles qu’ils transmettaient, permettaient aux États-Unis et à l’Allemagne de se servir en toute confidentialité et en toute impunité en renseignements géopolitiques de première main…

LA SUISSE N’EST PAS LE SEUL PAYS NEUTRE DU MONDE

Rappelons quand même que l’Autriche bénéficie de la même « neutralité perpétuelle » que la Suisse, et même si elle ne fait pas partie de l’OTAN, ça ne l’empêche pas de faire partie de l’Union européenne, ni d’héberger des organismes internationaux à Vienne, tout comme Genève héberge les siens.

Et l’Autriche, tout comme d’autres pays neutres en Europe, fait autant bénéficier de ses « bons offices » certains pays en litige avec d’autres pays que la Suisse, dont on connaît les missions de défense des intérêts américains en Iran ou à Cuba, par exemple.

De même, les conférences ou les pourparlers de paix ont lieu tout autant ailleurs qu’en Suisse, et la neutralité, pour utile ou symbolique qu’elle soit, n’est pas nécessairement le premier critère pour choisir l’endroit où se déroulent ces pourparlers, qui tiennent à d’autres facteurs tout aussi importants : l’infrastructure sécuritaire, la confiance dans le pays-hôte, l’importance géopolitique, l’aire culturelle… La Turquie, peu connue pour sa neutralité, offre actuellement ses « bons offices » dans les pourparlers entre la Russie et l’Ukraine.

Et n’oublions pas que la Confédération suisse, notre Suisse actuelle, est née en 1848 avec sa première constitution et que sa neutralité « perpétuelle » est née politiquement un peu avant, en 1815, au Congrès de Vienne, puis qu’elle a été confirmée la même année au Traité de Paris. Il faut dire qu’après les sanglantes guerres napoléoniennes et leur menace contre les grandes monarchies européennes, les empires vainqueurs avaient besoin au cœur de l’Europe d’un état-tampon neutre séparant la France impérialiste du reste de l’Europe.

On voit bien, dans le remake encore plus sanglant aujourd’hui des guerres impérialistes napoléoniennes d’hier,  le gros parallèle avec cet autre pays impérialiste, la Russie, pays agresseur et sa guerre contre l’Ukraine, pays agressé dont le nom signifie justement « état frontière ».

En passant, je signale le magnifique Borderland : A Journey Through the History of Ukraine d’Anna Reid (2000), qui apparemment, n’a toujours pas été traduit en français (c’est urgent, que font les éditeurs ?). Dans cette passionnante histoire géopolitique et culturelle de l’Ukraine, on comprend de l’intérieur ce pays qui a toujours payé très cher sa position géographique entre autres avec la Pologne qui lui disputait Lviv et les terres de la Galicie, avec l’Empire ottoman qui en avait fait sa tête de turc, en particulier à propos de la Crimée, et avec le gros ours russe très mal léché plus au nord, tout aussi intéressé par la Crimée, et qui n’a pas hésité à faire mourir de faim ce pays richement agricole et n’a jamais cessé de considérer l’Ukraine comme une sous-Russie dans tous les sens du terme.

LA NEUTRALITÉ SUISSE, UNE COMMODITÉ FINANCIÈRE ?

Pour en revenir à la Suisse, ce statut de neutralité perpétuelle obtenu par la Suisse a été une opportunité dont elle a su se saisir et qu’elle a fait fructifier économiquement avec le succès que l’on sait, grâce à sa position géographique centrale en Europe, et grâce à son protestantisme qui lui a fait bénéficier d’une longue et large expérience de gestion de fortune, héritée de grandes dynasties bancaires protestantes venue chercher refuge sur notre territoire et qui ont fait de notre pays une superpuissance financière mondiale bien pratique pour tout le monde.

C’est que pour fluidifier les échanges financiers mondiaux, il faut bien par-ci par-là des territoires permettant la circulation discrète et hors états d’importants capitaux, légaux ou illégaux, qu’ils soient étatiques ou particuliers, sinon on a du mal à s’expliquer, en Europe, le statut légal et la survie d’entités aussi surannées et néanmoins richissimes que la République de San Marino, les Principautés de Monaco, d’Andorre ou du Lichtenstein ou encore le Grand-duché du Luxembourg, sans compter, ailleurs, des territoires minuscules et prospères comme Singapour, Hong Kong, les Bahamas, les Bermudes, les îles Vierges britanniques ou encore les îles Turques-et-Caïques, pour n’en citer que quelques-uns.

Comme dit un Pakistanais de ma connaissance, la neutralité suisse ne court aucun risque : la Suisse ne va jamais être attaquée militairement, le monde entier a son argent planqué dans ses banques…

Et en effet, jusqu’à une loi suisse de 2016 bloquant en principe les fonds d’origine illicites – mais les récents scandales répétés du Crédit Suisse montrent que ce n’est pas gagné – on ne comptait pas le nombre de potentats sanguinaires de toute provenance augmentant discrètement en Suisse leur bas de laine pour une retraite heureuse : le Dominicain Trujillo, le Philippin Marcos, l’Haïtien et Tonton Macoute Duvalier, le roi Zaïrois Mobutu ou encore le Kasakh Nazarbaïev, et toute une cohorte de despotes. Un vrai Gotha de l’horreur, en somme (et en sommes au pluriel).

Quant aux échanges de matières premières, dont la Suisse est la première place mondiale (35% du pétrole, 60% des métaux, 50% du sucre et 50% des céréales s’achètent et se vendent chez nous), rappelons que notre territoire a souvent été utilisé pendant les longues années communistes, pour écouler discrètement l’or ou les diamants soviétiques. Curieusement, on évoque très peu le sujet en ces jours où, justement, l’achat et la vente de pétrole russe sont au centre des mesures de rétorsion contre la Russie.

NEUTRALITÉ, COMMERCE, ARGENT ET ÉTHIQUE

Jean Ziegler l’avait relevé bien avant, et cette guerre nous le rappelle chaque jour : la neutralité politique ne dispense pas d’une grande responsabilité éthique liée, entre autres, à la puissance économique et financière suisse et à son impact dans le monde.

À ce propos, le site internet du très officiel Secrétariat à l’économie (SECO), sur la page consacrée au rôle mondial de premier plan que joue la Suisse dans le commerce des matières premières (lien direct ici), met un lien à une de ses publications datant de fin 2018, un guide intitulé Guide sur la diligence raisonnable en matière de droits de l’homme spécifique aux entreprises de commerce des matières premières (lien direct ici) qui n’est accessible que dans sa version anglaise (à quand une traduction dans nos langues fédérales ?).

Toujours selon le site du Secrétariat à l’économie, ce guide «  offre aux entreprises actives dans le négoce des matières premières un catalogue de recettes afin d’appliquer les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme en cohérence avec les guides de l’OCDE concernant le devoir de diligence », et précise que ce guide a été élaboré conjointement « par les entreprises du secteur, les ONG, le canton de Genève et les autorités fédérales concernées, dont le SECO ».

Dans la présentation de ce guide sur la page du Secrétariat à l’économie, il est dit explicitement:

« L’importance croissante du secteur s’accompagne d’une responsabilité elle aussi en croissance, concernant entre autres les droits de l’homme et la situation environnementale dans les pays exportateurs de matières premières, la lutte contre la corruption et le phénomène dit de la « malédiction des matières premières » dans les pays en développement.

Ces évolutions peuvent aussi comporter des risques pour la réputation de la Suisse, notamment si le comportement des entreprises domiciliées en Suisse devait aller à l’encontre des positions défendues et soutenues par la Suisse dans les domaines de la politique de développement, de la promotion de la paix, des droits de l’homme ainsi que des standards sociaux et environnementaux. »

L’empereur Vespasien, qui tirait des revenus non négligeables des toilettes publiques à Rome, avait rétorqué à ses critiques que « l’argent n’a pas d’odeur ». On le voit bien, pourtant : en ce moment-même, et encore plus qu’hier, l’argent a souvent une odeur de sang.

Notre neutralité, perpétuelle ou pas, ne consiste pas à se boucher le nez, à regarder ailleurs et à compter ses sous. Notre existence en tant qu’état indépendant et notre place dans les nouveaux rapports de force géopolitiques et économiques en train de naître ne dépendent pas que de nous. Ne l’oublions jamais.

 

La Suisse d’en haut, la Suisse d’en bas

À en croire les chiffres officiels relayés par les médias, la Suisse, malgré la pandémie, va plutôt bien : taux de croissance de plus de 3,5% en 2021, une progression de 3% du produit intérieur brut (PIB) prévue pour 2022, un chômage de 3% qui, selon les prévisions, devrait passer à 2,4% en 2022 et 2,3% en 2023.

Tout baigne, en somme.

Mais alors, comment se fait-il que dans ce pays pour ainsi dire parfait il y ait encore et toujours plus de 15% de citoyennes et citoyens pauvres, soit près de 1,3 millions de personnes, 1 Suisse sur 6, qui jour après jour tirent le diable par la queue et vivent dans un terrible stress matériel et dans des conditions indignes d’un pays riche et civilisé?

LA PANDÉMIE A BON DOS

La pandémie n’a rien arrangé : le taux de pauvreté, qui était déjà en hausse avant la pandémie, s’aggrave encore plus.

Mais comme le relevait le journaliste Jacques Pilet, dans un récent éditorial du magazine Bon pour la tête (L’Euphorie du pouvoir, 24 décembre 2021), la majorité de droite aux Chambres profite de la situation pandémique et la place qu’elle occupe dans les médias et dans les têtes pour faire passer des mesures encore moins sociales qui auraient passé moins facilement en temps normal :

« Refus des importations parallèles de médicaments pour faire baisser leur prix. Balayée l’idée d’accorder la nationalité suisse à des personnes étrangères nées ici, de la deuxième et troisième génération. Suppression de l’impôt anticipé sur les intérêts et du droit de timbre. Abolition souhaitée par les milieux  immobiliers et le PLR, de la taxe sur la valeur locative. Autorisation donnée aux cantons d’établir des listes noires désignant à la vindicte les retardataires du paiement de l’assurance-maladie, pouvant être ainsi privés de soins hors des cas d’urgence. Tous heureusement ne le font pas. Mais le ton est donné : les pauvres dans la panade sont des resquilleurs potentiels, des profiteurs. »

LES CHIFFRES, ON LEUR FAIT DIRE CE QU’ON VEUT

On se repose la question : comment se fait-il que la pauvreté s’aggrave alors qu’on a eu un taux de croissance de plus de 3,5% en 2021, et qu’on prévoit pour 2022 une progression de 3% du produit intérieur brut (PIB) prévue pour 2022, et un chômage qui devrait passer à 2,4% en 2022 et 2,3% en 2023 ?

Bien sûr, pour ce qui est du taux de pauvreté ou du taux de croissance, on peut se retrancher derrière un « les chiffres, on leur fait dire ce qu’on veut » : on sait bien qu’en démocratie, avant chaque rendez-vous électoral, tout parti en lice, de gauche ou de droite, doit bien trouver un argument pour vendre sa marchandise, et les statistiques, manipulées judicieusement, sont un élément comme un autre à mettre en avant pour se faire élire ou réélire.

Et pas seulement les statistiques. Il y a aussi les catégories qu’on crée, les critères qu’on choisit pour décrire la réalité du pays et les mots employés pour définir ces catégories et cette réalité.

Et il y a aussi le point de vue utilisé : les convictions politiques, le niveau d’études, le niveau social sont comme la couleur des verres de lunette, qui donnent une orientation et une couleur à cette réalité, comme dirait sûrement le philosophe Spinoza.

WORDS, WORDS, WORDS

Par exemple, quand on dit « en Suisse, le taux de chômage se monte à 3% », ce qu’on dit en réalité c’est que selon les critères et les catégories choisies par l’État, c’est à dire le gouvernement suisse, c’est à dire les politiciens siégeant aux chambres et tout l’appareil administratif, le taux de chômage se monte à 3%.

Mis en regard du taux de chômage d’autres pays plus réalistes dans leur manière d’envisager la situation réelle en matière d’emploi, cela donne l’image d’un pays où il y a du travail pour tout le monde, alors que ce chiffre ne se réfère qu’au nombre de chômeurs qui ont droit à l’assurance chômage, le statut de chômeur étant un droit limité dans le temps, de 1 à 2 ans selon l’âge du chômeur. En Suisse, une fois ce droit terminé, le chômeur disparaît des statistiques.

Un chiffre plus représentatif serait celui qui regrouperait le nombre de chômeurs bénéficiant de l’assurance-chômage + ceux qui ont épuisé ce droit et qui émargent de l’aide sociale + ceux qui, pour des raisons professionnelles (accident, maladie) finissent à l’assurance invalidité en attendant qu’ils puissent toucher leur rente vieillesse + tous les demandeurs d’emploi (étudiants, personnes reprenant une activité après une pause voulue ou forcée).

J’y rajouterais encore une statistique dont apparemment on ne dispose pas et qui serait pourtant particulièrement utile pour définir des politiques sociales et, pourquoi pas, changer les priorités de l’État : combien de citoyennes et citoyens suisses, et de résidents permanents, à un degré ou un autre, touchent une aide fédérale, cantonale ou communale toutes régions confondues ? Quel pourcentage de la population cela représente-t-il ?

On aimerait bien que les partis dits de gauche nous concocte un référendum pour réviser complètement le système de statistiques et les mots utilisés afin de donner une image plus objective du pays en comparaison internationale, ce qui permettrait de prendre les mesures qui s’imposent pour faire de ce pays riche un pays plus juste et plus social pour tous ses citoyens.

CHANGER LES STATISTIQUES POUR UN PAYS PLUS JUSTE

Comme je le faisais remarquer dans un article précédent (Pauvreté en Suisse, aide sociale, crise du logement : et la Constitution, bordel) : « Selon le pourcentage de gens assistés par rapport à l’ensemble de la population, il y aurait à réfléchir sur le sens d’un système politique et économique qui préfère subventionner une grande partie de sa population plutôt que de demander des comptes aux florissantes entités privées – assurances, gérances, entreprises immobilières, en particulier – qui sont à l’origine du problème et qui, souvent, réclament systématiquement moins d’État tout en trouvant normal que l’État prenne en charge tous les dégâts collatéraux qui leur permettent de faire de juteux bénéfices. »

Alors d’accord, on sait bien qu’une partie de la prospérité suisse est aussi liée à cette carte de visite – cette carte postale – de pays à bonne croissance économique, où il est facile de licencier du personnel sans justification particulière, où les syndicats ont très peu d’impact, où le taux de chômage officiel est apparemment dérisoire, un pays riche, stable, sûr, à la monnaie forte et au taux d’imposition des entreprises très très très avantageux (plus bas qu’à Singapour, selon les derniers chiffres cités dans Le Temps au 18 janvier 2022) : ces arguments publicitaires attirent l’argent du monde entier sous forme de sièges de multinationales, de fondations de tout type, et de transferts financiers plus ou moins honnêtes, plus ou moins certifiés, sans compter les fortunes étrangères vaguement résidentes qui font du tourisme actif dans l’optimisation fiscale, comme on dit chez les comptables.

Deux Suisses très distinctes se côtoient, mais c’est la Suisse d’en haut, la Suisse officielle, qui décide de tout, celle des cadres, des hauts fonctionnaires et des politiciens, en majorité universitaires, de bonne classe moyenne aisée et qui ne comprennent manifestement rien à la réalité du citoyen de base.

Cette Suisse d’en haut peut-elle ignorer complètement la Suisse d’en bas et faire éternellement abstraction, voire continuellement punir ces plus de 15% de la population – 1,3 millions de personnes en Suisse, 1 Suisse sur 6 – qui a le malheur de ne pas correspondre au cliché publicitaire mis en avant ? Et est-ce qu’il n’y aurait pas là un lien avec cette vieille conviction protestante qui assimile pauvreté et péché ?

LA FOI SOULÈVE LES MONTAGNES

Dieu merci, d’autres protestants aidés de catholiques essaient de compenser ce que l’État, c’est à dire le gouvernement suisse, c’est à dire les politiciens siégeant aux chambres et tout l’appareil administratif ne veut pas prendre en ligne de compte, ces  plus de 15% de pauvres, ces 1,3 millions de personnes qui sont là depuis longtemps et qui rament pour survivre dans ce pays riche qui les déteste et qui fait tout pour les ignorer.

 Il faut saluer le travail extraordinaire qu’accomplissent en Suisse, depuis de longues années, le Centre Social Protestant (CSP) et Caritas Suisse qui, dans leur locaux respectifs, dispensent conseils et assistance juridique pour s’orienter dans la jungle des règlements et des administrations et défendre les droits des plus démunis, offrir denrées alimentaires à moindre prix et distribuer de la nourriture pour tous les gens touchés par la misère.

Il faut aussi saluer l’initiative de Caritas qui vient de lancer un Appel pour une Suisse sans pauvreté (vous pouvez signer en ligne à l’adresse www.caritas.ch/appel) pour demander au monde politique et économique de garantir une vie digne et la sécurité sociale pour toutes les personnes qui vivent en Suisse.

Cet appel dit ceci :

« La crise du coronavirus a accru la pauvreté en Suisse et l’a rendue visible. Avant la pandémie déjà, une personne sur six (1,3 million de personnes) était en situation de pauvreté dans notre pays, ou vivait juste au-dessus du seuil de pauvreté. Toujours plus de personnes ne parviennent plus à couvrir leurs besoins vitaux par leurs propres moyens – elles ne trouvent pas d’emploi ou travaillent dans la précarité, avec des salaires trop bas, des taux d’occupation trop faibles et sans sécurité sociale. Le budget du ménage ne suffit plus à couvrir la hausse du coût du logement et des primes d’assurance-maladie. Condition indispensable pour le maintien sur le marché du travail, l’accès à la formation et à la formation continue n’est pas une évidence pour chacun. Le manque de possibilités de concilier vie professionnelle et vie familiale aggrave encore la situation en termes de pauvreté. »

Dans cet appel, Caritas Suisse souligne les 6 points fondamentaux à prendre en ligne de compte :

– Travail et salaire décent

– Égalité des chances en matière de formation

– Égalité des chances pour toutes les familles

– Système de santé accessible à tous

– Garantie du minimum vital

– Logements à prix abordable

Alors pour réconcilier Suisse d’en haut et Suisse d’en bas – cette Suisse qui a vu naître Rousseau et son Contrat Social, la solidarité des Villages Pestalozzi ou le Comité International de la Croix-Rouge (CICR) – et faire de notre pays un pays à la fois prospère, équitable et socialement ambitieux, signons des deux mains ce magnifique appel qui ne demande qu’une chose : un pays décent et dont on peut être fier.

www.caritas.ch/appel

La roue de la chance

Ça manque de pustules

Ce n’est pas un des moindres signes d’une démocratie que de permettre à ses citoyens de n’être pas d’accord avec les décisions gouvernementales, et d’autant plus dans une minuscule démocratie disciplinée comme la nôtre où les décisions gouvernementales se subdivisent en sous-groupes fédéraux, cantonaux et communaux qui ne sont pas nécessairement d’accord entre eux, un système avantageux pour les citoyens qui ont tout loisir de zapper les mesures et la fiscalité d’une ville ou d’un canton en allant chercher à côté ce qui manque sur place, et réciproquement.

Pendant la période difficile du covid, dès mars 2020, c’était avec un plaisir d’écolier-ère qui fait l’école buissonnière qu’on se rendait de Genève – où la plupart des magasins étaient fermés – à Nyon ou à Lausanne, dans un canton moins dictatorial, où ils restaient ouverts pour le plus grand plaisir des acheteurs-teuses compulsi-fs-ves. Jamais l’expression shop till you drop n’avait été aussi adéquate, compte tenu du degré de contagion du virus.

Pour les amateurs de restos, de cafés et de musées, et malgré le coût prohibitif d’un quelconque voyage en train sur notre territoire lilliputien, demi-tarif ou pas, on frôlait allègrement la rébellion et on narguait ouvertement les flicailles cantonales et communales romandes avec un mais si, on peut sardonique qui avait tout d’un je vous emmerde.

¡ NO PASARÁN !

Ah, cette affirmation de soi et de sa propre liberté, ce grand frisson de plaisir, cet orgasme même, quand on allait crânement siroter un Spritz du côté de Zurich ou, rebelle, visiter le Kunst Museum de Bâle pour, via Instagram, faire la nique aux copains-ines romands réduit-e-s à aller promener le chien pour prendre l’air, et tant pis si, en passant, on confortait les royaumes suisses allemands, majoritaires, dans leur conviction profonde que les malades, les décès et les confinements subséquents dans leurs colonies francophones et italophones étaient à mettre sur le compte d’une incorrigible et proverbiale incurie latine.

Que de bons moments, sur les réseaux sociaux et ailleurs, à injurier les pauvres imbéciles qui, après une longue pénurie de masques, décidaient, serviles, de suivre les nouvelles consignes sanitaires et, dans les transports publics, de porter sagement le masque, ce masque que les autorités fédérales, faute d’avoir prévu les stocks nécessaires, leur avait juré précédemment être complètement inutile, témoignages d’expert-e-s à l’appui.

D’insignes représentant-e-s de notre élite intellectuelle et artistique, sur les réseaux sociaux, s’en donnaient à cœur joie dans le geste libertaire avec leurs selfies aux visages dénudés, ou avec le masque sous le menton, ou encore avec d’autres masques plus caricaturaux voire même leur simple bobine grimaçante, le tout accompagné d’un doigt d’honneur qui avait tout d’une déclaration de guerre virtuelle et d’un cocktail Molotov qu’on lançait au cyberspace en sirotant fièrement son gin tonic : Ça ira, ça ira, ça ira ! ¡ El pueblo unido jamás será vencido !  ¡ No pasarán !

ROUSSEAU, VOLTAIRE, CHE GUEVARA, MÊME COMBAT

Comme les réactions ne se faisaient pas attendre, et qu’on avait plus de temps libre que d’habitude vu la situation, on disposait de journées et de nuits entières pour  conspuer les moutons, pour exhiber son intelligence, pour laisser libre cours à sa liberté de pensée qu’aucune censure ne parviendrait jamais à museler, pour expliquer crânement sa position in-dé-bou-lon-nable, pour se réclamer du bon sens par définition peu répandu en particulier parmi la masse de crétins qui suivaient les consignes.

On faisait circuler des vidéos qui prouvaient par X + Z que tout ça était une grosse farce que la dictature utilisait pour mettre le peuple en esclavage et donner du fric aux entreprises pharmaceutiques et à Bill Gates (ce n’est pas pour rien qu’il s’était offert l’OMS). On ressortait son tee-shirt du Che. Les plus cultivés faisaient appel à Rousseau et à Voltaire et soulignaient que ni l’un ni l’autre n’étaient fautifs. On citait la Déclaration des Droits de l’Homme et la Défense des Peuples Autochtones.

Toujours en recherche de cause électorale pour se faire élire et conforter la bien-pensance de ses membres et de son élite milliardaire, les membres du parti de droite majoritaire en Suisse réclamaient qu’on refasse du fric comme avant, qu’on rouvre tout et que ça saute, que les gens n’avaient qu’à aller travailler, que l’individu n’est rien, que de toutes façons on meurt et que c’est la collectivité – économique surtout – qui compte.

Plus tard, toujours en recherche de cause électorale pour se faire élire et conforter la bien-pensance de ses membres et de son élite milliardaire, ces mêmes membres du parti de droite majoritaire en Suisse utiliseraient le mouvement anti-vaccin avec une souplesse de pensée digne d’un Machiavel ou d’un Talleyrand. Qu’importe que le but du vaccin était de viser une immunité collective pour revenir à la normale et relancer enfin l’économie du pays, une des revendications précédentes de ce parti, car l’important c’était surtout de se faire élire, pas de se perdre dans des nuances peu porteuses.

PENDANT CE TEMPS-LÀ, AILLEURS

Alors bien sûr, ailleurs, dans des pays moins intelligents que le nôtre, c’est à dire le monde entier, ça saturait dans les hôpitaux, ça mourait par millions, ça bouchonnait dans les entreprises funéraires et les cimetières, et ça se confinait en veux tu en voilà, mais bon, ils ne savaient pas se gérer, c’était bien connu.

Il n’y avait qu’à voir toutes ces personnes qui, en vain, faisaient la queue pour se faire vacciner alors que certaines compagnies pharmaceutiques comme AstraZeneca, malgré les contrats juteux signés à l’avance, respectaient d’autres contrats aussi signés à l’avance mais plus juteux et donc plus prioritaires et n’arrivaient pas à satisfaire à la demande. En désespoir de cause, certains pays, en Amérique latine et en Afrique en particulier, s’étaient rués sur d’autres vaccins pour ainsi dire communistes, Sputnik ou sa version chinoises.

Rien de tout ça chez nous : on avait assez de fric pour se payer le nec plus ultra comme les Américains, des vaccins à ARN messager flambant neufs. À d’autres la camelote, à nous le hich-tech. On avait aimé les meubles Pfister, on allait adorer les vaccins Pfizer, et la modernité de Moderna avait tout pour nous plaire.

HAPPY DAYS

Mais bon, une fois le gros de la vague passée, on s’emmerdait quand même un peu, il faut bien le dire. Pour faire du bruit, le masque ça avait été, mais c’était plus, et on ne pouvait même pas compter sur un nouveau confinement obligatoire pour créer des restaurants éphémères où se retrouver en cachette et en groupe, ou pour organiser une méga-teuf sauvage, voire une partouze, histoire de décharger un peu la tension et le reste tout en faisant acte révolutionnaire.

C’est que ça nous avait rajeuni, tout ça. On était revenu avec délice à notre énergie d’ados gâté-e-s de classes moyennes aisées de pays richissime qui faisaient tout le contraire de ce que papa et maman disaient de faire. On retrouvait avec joie le plaisir de tirer la langue à la maîtresse d’école ou au prof de collège, à la Commune, au Canton, à Mamie Confédération.

Il y avait bien les combats écolos pour se défouler la moindre – on veut une circulation respectueuse de l’environnement, donnez-nous des trottinettes –, mais on  tombait vite dans des machins politiques ennuyeux où en plus il aurait fallu se documenter, alors on restait sur sa faim.

Heureusement, on avait un pays avec une longue tradition ésotérique, voire mystique que le catholicisme et le protestantisme dominants avaient exacerbée: les Anabaptistes, Johann Kaspar Lavater et sa Physiognomonie, Rudolf Steiner et les anthroposophes, les détenteurs du Secret, le Monte Verità, le Réamerment Moral, les fleurs de Bach à soixante balles la petite fiole, le Reiki, la médecine tibétaine et ayurvédique, les chakras qui faisaient continuellement des nœuds, les orties d’Yves Rocher, tout ça.

Alors quoi de mieux que de refuser de se faire vacciner pour repartir comme en 14 avec manifs, discours sur les droits de l’homme, diatribes sur les réseaux sociaux, appels à la rébellion, et tout le tintouin ? Après tout, on est en démocratie et on a le droit de faire ce qu’on veut si on a bien compris ? On va pas rentrer chez nous pour retrouver une série Netflix, alors qu’on a des tas de possibilités de faire du bruit et de se faire filmer, photographier, interviewer et analyser dans les médias qui n’ont plus les statistiques du covid pour remplir les trous ?

Et puis franchement, ce covid, vous y croyez vous ? Si ça avait VRAIMENT existé ça se saurait, non ?

Et faut pas croire, si les symptômes du covid ça avait été des pustules sur le visage, on serait tout de suite allé manifester pour qu’on ait des masques et que ce soit obligatoire pour tout le monde et partout dans le pays, et il aurait fait beau voir qu’on ne nous donne pas le vaccin auquel on a droit en tant que citoyen.

Faut être cohérent, quand même.

La roue de la chance

Trains suisses et pandémies : peuvent mieux faire!

Comme beaucoup d’habitants de ce pays où, pour des questions d’environnement on encourage fortement les gens à abandonner la voiture pour prendre les transports publics tout en maintenant des tarifs ferroviaires exorbitants, je suis en possession d’un demi-tarif, ce qui me rend les tarifs ferroviaires exorbitants un tout petit peu moins exorbitants.

« Il y a les billets dégriffés » vous me direz. Oui, mais comme je prends le train pour aller travailler, et que c’est dans les heures de pointe, il n’y a pas de billets dégriffés, ou alors j’ai droit à un rabais dérisoire de 50 centimes qui ne compense pas le désavantage de devoir prendre un train spécifique à une heure spécifique, avec le risque, sur le trajet Genève-Lausanne en particulier, d’avoir presque quotidiennement un train retardé ou annulé, et ça dure depuis un certain nombre d’années.

CONTRE LE CORONAVIRUS, LA POUTZE

Un des effets collatéraux dudit demi-tarif, c’est le bombardement continuel de mails promotionnels de la part des Chemins de fer fédéraux, qui y ajoutent aussi des informations censées rassurer l’usager afin qu’il prenne ou reprenne le train en toute tranquillité – en ces temps de pandémie et de variants, tous étrangers, ce n’est pas à négliger –, ainsi que toutes sortes de propositions compliquées d’abonnements à géométrie multiple et d’escapades à géographie variable et inversement.

Dans un des derniers mails, je lis : « Vous pouvez vous rendre sans crainte au travail dans nos trains. La climatisation ventile de l’air frais en permanence, et les toilettes ainsi que les surfaces telles que les mains courantes, les touches, les tables ou les accoudoirs sont nettoyés et désinfectés jusqu’à cinq fois par jour. Le plan de protection des transports publics est efficace. »

C’est sûr, la partie « poutze  et hygiène » tombe sur un terrain favorable dans un pays qui érige le « propre en ordre » en vertu capitale. Mais est-ce que ce nettoyage cinq fois par jour est utile ?

DES MESURES COSMÉTIQUES ?

Je demande ça parce que dans un article récent, le quotidien espagnol La Vanguardia, se basant sur de nombreuses études scientifiques ainsi que sur les recommandations de l’OMS, disait ceci (je traduis) :

« Durant la première vague, quand on pensait que le coronavirus pouvait se comporter comme d’autres pathogènes qui, en milieu hospitalier, survivent sur des surfaces, les experts recommandaient, en revenant du supermarché, de passer un torchon imbibé d’eau de Javel sur les emballages des aliments, et qu’on désinfecte les tables et les chaises de restaurants entre deux clients, ainsi que les objets touchés  par des clients dans un magasin. (…) Mais ces premières études scientifiques ont été effectuées dans des conditions de laboratoire, très loin de la réalité (…) trouver du matériel viral n’implique pas qu’il y ait une charge virale active en quantité suffisante pour favoriser la contamination. (…) La clé, comme pour la grippe, c’est de se laver régulièrement les mains. »

Je signale, en passant, qu’en Espagne de grands panneaux placés un peu partout donnaient d’excellents conseils de simple bon sens qu’on aurait bien trouvés utiles  et pratiques en Suisse (je vous les traduis) :

Comment se protéger de la Covid-19 au quotidien ?

– Favoriser l’extérieur plutôt que l’intérieur

– Préférer peu de personnes que beaucoup de personnes

– Rester dans son cercle proche plutôt qu’en dehors du cercle

– Voir plutôt les gens moins à risque que ceux à risque

– Privilégier les périodes courtes plutôt que les longues

Et, en tant que pendulaire forcé du Genève-Lausanne, j’ajouterais, en lien avec la propagation du coronavirus par ces fameux aérosols, ces particules minuscules qui survivent longtemps dans l’air des espaces fermés, dont nos trains : éviter de se retrouver dans des wagons bondés.

ET OUVRIR LA 1ère CLASSE, ON PEUT PAS ?

Quiconque doit prendre les transports publics pour aller travailler – et en particulier celui ou celle qui n’a pas droit au télétravail – voit très bien ce que je veux dire : aux heures de pointe, c’est bondé, avec tous les risques de contamination que ça suppose.

Il faut encore ajouter qu’aux heures de pointe, quand certains trains ne sont tout simplement pas annulés – ce qui double le nombre de personnes dans le train suivant –, ces même trains « circulent avec une composition modifiée » selon le message jargonnant diffusé par les haut-parleurs et qui veut dire, en gros, qu’il y a moins de wagons de 2ème classe disponibles et qu’ils sont encore plus bondés.

Dans le même temps, ces mêmes trains – qu’ils « circulent avec une composition modifiée » ou pas – sont quelquefois constitués par moitié de wagons de 1ère classe presque totalement vides, en particulier pendant la période la plus meurtrière du coronavirus, ce qui a une explication sociologique évidente : la 1ère classe est ciblée sur les cadres, sur le tourisme de luxe et sur les retraités aisés, trois catégories d’usagers qui évitent le train pendant cette période, les cadres faisant en majorité du télétravail, les touristes étant inexistants, et les retraités aisés dans une tranche d’âge à très gros risque.

LE CONSEIL FÉDÉRAL, PATRON DES CFF

Alors plutôt que de frotter et de faire briller cinq fois par jours les portes et les lunettes des WC, est-ce qu’on ne pourrait pas être plus flexible et, dans des périodes compliquées comme celle que nous vivons en ce moment, ouvrir ces wagons de 1ère classe complètement vides à tous les usagers quand il n’y a pas assez de place pour assurer la sécurité sanitaire des voyageurs ?

Rappelons, en passant, que les Chemins de fer fédéraux, comme leur nom l’indique, sont une Régie fédérale, c’est à dire « un établissement public, géré par l’État, rattaché à l’administration », selon le Dictionnaire historique de suisse. Wikipédia précise que, depuis 1999, les CFF ont le statut de « société anonyme de droit public dont le capital est détenu en totalité par l’État fédéral. »

Apparemment, dans les mesures d’urgence, ni Alain Berset en tant que Ministre de la santé, ni le Conseil fédéral, en tant que gestionnaire des CFF, n’y ont pensé.

Mais bon, ce sont des cadres, ils étaient tous en télétravail.

Y a-t-il un vague francophone dans la publicité suisse ?

C’est triste à dire, mais je ne suis pas très bon public-cible pour la publicité suisse. À la base, j’ai déjà la malchance de faire partie d’une des minorités linguistiques dont la majorité se fout complètement dans ce pays germanique qui se dit pourtant quadrilingue et qui fait partie de l’Organisation internationale de la Francophonie.

Et en plus, je ne calcule pas le nombre de fois où je n’ai pas compris exactement le message publicitaire, et le nombre de fois où je l’ai retraduit en français standard, le slogan de départ étant rédigé dans une sorte de jargon anglo-germanique à forte teneur suisse allemande, dont certains jeux de mots et associations d’idées probablement hilarants dans l’original passent mal – mais trépassent très bien – dans leurs versions simili-francophones.

INITIALES SBB

J’ai par exemple souvenir d’une publicité des Chemins de fer fédéraux (CFF en français, SBB en allemand) qui, dans l’original germanique, et dans la louable et fraternelle ambition de réunir trois des quatre cultures nationales dans une même entente ferroviaire et harmonieuse – si tous les Köbis, les Welsches et les Risottes voulaient se donner la main et le reste, leurs transports amoureux profiteraient avantageusement du demi-tarif – jouait sur les initiales de trois prénoms masculins, du style « Sergio, Bernhard und Blaise im Zug » (oui, ça fait SBB) dont la version francophone avait gardé ces mêmes prénoms, rendant le message particulièrement sybillin, alors qu’une simple adaptation du genre « Christian, François et Fabrizio prennent le train » aurait fait l’affaire et rendu justice à l’imagination du créatif d’origine et à la régie ferroviaire helvétique, qui dépense des millions pour son marketing publicitaire mais qui s’en fout un peu du résultat en français (je n’ose même pas imaginer la version italienne).

Je relevais déjà dans mon précédent article la propension des agences publicitaires suisses – c’est-à-dire suisses allemandes – à utiliser frénétiquement Google Translate ou Reverso, d’excellents programmes de traduction en ligne au demeurant, pour la version française de la Reklam nationale et à faire corriger le résultat à des cadres suisses allemands qui ont l’illusion d’être trilingue Schwytzertütsch-Hochdeutsch-Français.

Et bien, les enfants, on n’est pas sortis de l’auberge.

LE SUISSE FRANCOPHONE ? UN SUISSE ALLEMAND QUI PARLE FRANÇAIS

Exemples à l’appui, les professeurs genevois Jan Marejko et Éric Werner affirmaient déjà, dans De la misère intellectuelle et morale en Suisse romande (Lausanne : L’Âge d’homme, 1981), que, selon eux, les francophones de Suisse parlent le français comme une langue étrangère.

On peut se demander s’il n’y a pas un fond de vrai dans cette affirmation, puisqu’apparemment le charabia publicitaire germano-suisse se porte comme un (mauvais) charme.

Ce qui suscite de multiples interrogations :

1) Google Translate et Reverso mis à part, est-ce que des traducteurs, si possible francophones, interviennent pour relire le résultat avant publication ?

2) Question corollaire : à combien, s’ils existent, se montent les budgets traduction des agences de publicité suisses ?

3) Malgré la formulation incompréhensible, le message publicitaire est-il reçu, voire capté ?

4) Est-ce que le niveau est si bas que personne ne remarque les erreurs, ce qui est tout de même préoccupant dans une optique minoritaire francophone ?

5) Tout le monde s’en fout et je devrais faire de même (mais n’y arrive pas parce que ça m’énerve) ?

DU FRANÇAIS TÜTSCH

Dernier exemple en date, une grande enseigne alimentaire d’origine allemande fait une énorme pub, ces temps-ci, pour le bien-être de ses employé(e)s, avec des conditions de travail – salaires plus élevés, congé paternité de quatre semaines – plus humaines que ses concurrentes et tant mieux pour le personnel.

On y voit la photo d’un et d’une employé(e) se poser la question : « Comment FIRMETRUCMUCHE le rend-il possible ? »

On comprend bien le message. On comprend aussi que c’est une traduction littérale de quelque chose comme : « Wie ÖPISFIRMA mag [macht?] es möglich ? ».

Un francophone aurait écrit, dans un langage familier avec une touche d’humour, quelque chose du style : « Quatre semaines de congé paternité ? Mais comment ils font chez FIRMETRUCMUCHE ? ».

Remarquez, là au moins on comprend quelque chose, mais prenez les affiches pour les apprentissages au sein de la grande enseigne de transports nationaux dont je vous parlais plus haut. On y lisait il y a peu : « De mes propres mains, j’ai rapproché le Valais du Lac Léman. » qui, à part le sens général assez vague, sentait son Zurichois d’origine qui se sent obligé de préciser que c’est un lac là où un autochtone parlerait du Léman tout court.

Une autre enseigne de transports, plus ailée – mais pas plus zélée, hélas – se  présentait ainsi avant la pandémie : « Les rooftops ne sont plus à la mode. Sauf ceux au 3457e étage. » À part le lien qu’il faut faire entre l’altitude de l’étage avec celle du zinc, j’avais tiqué sur ces « rooftops » qui doivent être plus courants en Suisse allemande que nos bêtes terrasses sur le toit, et encore plus, dans cette phrase précise, sur ce « au » 34557e étage plutôt que « du »  34557e.

L’INFLUENCE DE FREUD ET DE GROUCHO MARX

Dans la publicité suisse, il y aurait toute une étude – et même toute une psychanalyse – à faire sur les associations d’idées, lexicales et visuelles, et leur relation avec les quatre langues nationales.

J’en veux pour preuve un slogan pour un autre apprentissage qui disait : « Apprends coiffeur, deviens biologiste » avec la photo d’un blaireau (celui du coiffeur, pas l’animal) à côté d’une autruche de même couleur. Si j’étais apprenti coiffeur ou apprenti biologiste, je ne saurais pas comment je devrais le prendre.

Certains se souviendront aussi des slogans bizarres d’une marque de bricolage qui envoyait ses employé(e)s se faire voir ailleurs à l’aide de citations que Groucho Marx n’aurait pas désapprouvées, et avec des guillemets allemands : “Avec ce sourire, il pourrait aussi aller à Hollywood.„

Tout récemment, une marque de voiture nous ordonne de manière très germanique : « Découvrir maintenant » alors qu’un « À découvrir  maintenant » aurait été un peu plus français et un peu moins autoritaire.

 

Une boutique gastronomique allèche le chaland avec un « Faites saliver vos papilles gustatives » qui le plonge dans des abîmes de réflexion : est-ce que les papilles gustatives salivent ?

À Lausanne, et toujours dans la gastronomie, on lit un grand : RESTAURANT OUVERT À L’EMPORTER sans ponctuation, et on se dit « Chic, on peut emporter le resto ! ».

MAIS QUE FAIT L’OFFICE FÉDÉRAL DE LA CULTURE ?

Et, une foule de questions m’assaillent :

1) Pourquoi le mauvais français des publicités suisses se maintient-il et prospère-t-il depuis tant d’années et sur tous les supports, notamment à la télévision publique, où le doublage en français lourdaud est de rigueur, avec syntaxe exotique et insertion obligée de certains termes improbables du type « avantageux », modulable en « toujours avantageux », « si avantageux » ou « toujours si avantageux » ?

Pour une étude plus poussée encore, je ne saurais trop vous conseiller de visionner la brillante vidéo explicative – jamais égalée à ce jour – de l’humoriste suisse Yann Marguet sur le processus créatif lié à la fabrication de la pub nationale (c’est à la minute 2 :43 jusqu’à la minute 5 :50).

2) Qui sont les stars de la pub télévisée, ce comédien et cette comédienne qui assurent à eux seuls une grande partie des versions francophones de la réclame suisse allemande ? A mon avis, dans une centaine d’année, l’espace publicitaire Coop va devenir culte au même titre que les photos de la Mob ou celle du pâtre Appenzellois à boucle d’oreille.

3) Est-ce qu’on dispose d’études marketing et statistiques précises sur la composition socio-culturelle du public visé et sur l’efficacité de ces publicités ?

4) Est-ce que survivent encore des traducteurs allemand-français dans la pub suisse, et, si c’est le cas, est-ce que les agences de publicité et les entreprises, régies fédérales comprises, les font travailler ?

5) Est-ce que l’Office fédéral de la culture, chargé entre autres de promouvoir les quatre langues nationales, ne pourrait pas intervenir pour faire respecter au minimum l’intégrité, l’originalité et la beauté de chaque langue ?

Et non, je vous rassure, l’anglais n’est pas encore officiellement une langue nationale, donc, une fois finie la pandémie, on va pouvoir retourner danser au Main Floor du MAD de Lausanne – « 4 dancefloors, 5 floors, 1 restaurant. More than 1’800 m2… » – ou  siroter un daiquiri dans son Jetlag Club, et continuer à se goinfrer de « New Orleans Special » au fastfood du coin, ou, pour les plus sélects, se choisir un Swiss Wine au Manor Food après un jogging où notre Samsung Gear Fit mesure notre fréquence cardiaque (profitez des « Super Sale » régulières).

Take care, guys.

Si je te tutoie, tu gobes ?

Selon les dernières tendances, si je te dis « tu », tu devrais me lire, ô toi, jeune entre 15 et 30 ans habitant en Suisse et de langue française. En te tutoyant, je te racole, comme on te racole partout maintenant pour que tu achètes.

Je t’explique : dans les métiers de la publicité, il y a des gens qui sont payés des fortunes par de grandes entreprises ou tout type d’organisme pour te vendre quelque chose ou te faire passer un message.

Pour ça, on paie très cher des consultants genre « Marketing Manager », « Community Manager Expert » ou « Social Media Influencer » (ne t’inquiète pas si tu ne comprends pas tout, c’est de l’anglo-saxon, c’est professional).

Ces consultants disent qu’on doit s’adresser à toi en te tutoyant pour que tu ne te sentes pas mélangé avec les vieux et pour que tu te sentes concerné.

Ils assurent que tu es une nouvelle catégorie sociale différente des autres, un nouveau consommateur et un segment porteur du marché. Il faut qu’on s’adresse à toi dans ce qu’on croit être ton langage.

Je ne sais pas si ça marche vraiment.

D’abord ces consultants, si tu veux mon avis, ils sont déjà largués par rapport à ta génération.

C’EST POUR TOI MAIS T’ES PAS LÀ

D’après ce qu’on sait, tu ne regarde pas la télé, tu ne lis pas les journaux, tu télécharges ta musique et tes films, tu portes souvent un casque audio et tu passes pas mal de temps sur ton smartphone à chatter par Messenger ou Whatsapp et à poster des photos de toi sur TikTok (tu as laissé tomber Instagram, et Snapchat).

Du coup, est-ce que tu regardes les affiches, tu sais ces gros cadres qui monopolisent tous les murs des gares, que tu trouves aussi dans les rues et qui proposent des trucs dépassés avec phrases, caractères et images lourdingues ?

Moi, je les vois tous les jours, ces affiches. Il y en a de plus en plus, sans compter les écrans avec les mêmes messages jusque dans les bus.

Sauf que je sais bien que ça ne s’adresse pas à moi. Dans ma tranche d’âge, on me dit vous si on veut me vendre quelque chose, sinon ça m’agresse.

C’est pavlovien, je pense tout de suite : « On n’a pas gardé les cochons ensemble ».

Remarque, j’ai la même réaction quand, dans les lettres-type ou au téléphone, des employés qui suivent scrupuleusement le protocole commercial mis au point par ces mêmes consultants me saluent d’un Bonjour, Monsieur Belluz qui se veut personnalisé et qui est une erreur de français.

Heureusement, les consultants n’ont pas encore remarqué ça, ce qui me fait gagner un temps précieux au moment de trier le courrier et les téléphones.

ON ME DIS TU MAIS C’EST POUR LE FRIC

Et c’est bien utile, crois-moi : j’ai eu le malheur de signer plusieurs pétitions pour des sujets qui me tenaient à cœur et je me retrouve avec des tas de copines larmoyantes qui me contactent depuis CAMPAX, une plateforme de pétitions en ligne.

Entre parenthèses, n’oublie pas de bien prononcer le C, sinon on tombe vite dans le tampon hygiénique et le graveleux.

Quoi qu’il en soit, même si son nom n’est pas bien choisi, les algorithmes de CAMPAX, eux, fonctionnent super bien et enregistrent tout de suite ton nom et tes coordonnées.

‘Make change happen’, comme ils disent.

En anglais, bien sûr.

Ça m’a valu des mails très tendres, comme celui d’une certaine Irene Traüber :

« Salut Sergio

En t’écrivant cette lettre, je suis assise sur le balcon de notre maison coopérative sous le soleil d’hiver. Mon regard se pose sur le drapeau de l’initiative Multinationales Responsables. Je pourrais l’enlever maintenant. Mais quelque chose en moi s’y oppose : il me semble que le sujet s’épuise. » Plus loin, elle me demande, angoissée : « Sergio, peux-tu soutenir notre mouvement selon tes possibilités avec un don ? » et elle signe, toute gentille : « Avec mes salutations emplies d’espoir et mes meilleurs vœux ».

Un autre jour, toujours depuis la plateforme sympa CAMPAX, c’est Sasha Kuzmich qui m’écrit, presque désespérée :

« Durant toutes ces années comme activiste, j’ai eu de nombreuses déceptions et vécu de nombreux revers. Ce que je vis à présent est en même temps fascinant et effrayant (…) Sergio, je te demande instamment : signe notre pétition en envoie-là à tes amies et à tes connaissances. Nous avons vraiment besoin de ton aide ! »

Inutile de te dire qu’Irene et Sasha ont directement passé par la case trash.

Mais revenons à toi, qui peut-être me lis.

C’EST QUOI LE PROBLÈME ?

Tu vas me dire : où est le problème ?

Et bien tu vois, à titre personnel, ça me déplaît et, en plus, je trouve ça injuste et dégradant pour toi.

Tu es la nouvelle génération. Tu vas avoir des tas de défis à relever, comme les générations antérieures ont dû le faire et ce ne sera pas facile non plus.

Il me semble que tu as droit à un minimum de respect, en particulier si on veut que tu étudies ou que tu travailles dans certains domaines et que tu achètes des tas de trucs ou que tu t’endettes à long terme pour faire tourner l’économie nationale.

Je trouve qu’on te prend pour un crétin.

En français, quand on ne l’utilise pas pour les chiens, ce « tu » c’est normalement avec les petits enfants qu’on l’utilise, comme ils font dans le métro à Paris où on peut lire : « Attention aux portes, tu risques de te faire pincer très fort ».

Et en anglais, « you » ça veut dire « vous », ça ne veut pas dire « tu », contrairement à ce que tu pourrais déduire des séries américaines mal doublées et des publicités non traduites pour faire faussement moderne.

Avant, en anglais, il y avait aussi un « tu ». Ça se disait : « thou », comme dans la phrase « Thou shalt not kill », « Tu ne tueras point », un des dix Commandements.

En fait, en anglais, on dit « vous » à tout le monde, on ne tutoie personne. Si on veut être familier, on utilise le prénom de celui à qui on s’adresse et on adopte un vocabulaire plus informel.

Tu me diras qu’en Espagne, on utilise « tu » avec tout le monde. C’est vrai. Mais justement, c’est avec tout le monde. C’est chaleureux, c’est convivial, c’est même inclusif, on ne fait pas de différence. Et on ne manque de respect à personne, jeune ou vieux.

Et puis tu n’es pas suisse allemand, que je sache.

SCHWIZERTÜTSCH SELLS (OR NOT)

Ah bon, tu ne savais pas ?

Ce « tu » qu’on utilise pour toi, il vient aussi des grandes entreprises et des grandes agences publicitaires suisses allemandes, qui, depuis des années, font de grosses économies sur les traductions en utilisant « Google Translate ».

Quand on ne crée pas un slogan, une marque, un produit ou un site internet uniquement en anglais – ce qui ne gêne pas le consommateur suisse allemand, en particulier celui qui vit dans son « City Center » et se prend pour un Américain –, on impose en français le « tu » qu’on utilise pour le marché suisse allemand.

Les expressions et les jeux de mots sont traduits à la lettre et sont souvent incompréhensibles en français mais quelle importance ? D’abord : 1) les consommateurs suisses francophones sont beaucoup moins nombreux, ensuite 2) de toute façon ils râlent et puis 3) c’est à Zurich que tout se décide, point barre et 4) l’anglais, ça fait cool.

Pour nous résumer : on s’adresse à toi comme si tu étais un gosse suisse allemand qui rêve d’une Amérique qui n’existe pas.

Tu connais le terme Acculturation ?

La définition c’est : « Processus par lequel un groupe humain assimile une culture étrangère à la sienne ».

Tu peux aussi dire Colonisation, c’est la même chose.

De l’art contemporain suisse et des seins salvateurs

Une amie me parlait de sa filleule, étudiante dans une école d’art quelque part en Valais qui, répondant à la question au sujet du type de technique – peinture à l’huile, aquarelle, encre, dessin, sculpture… – qu’elle était en train d’étudier, lui avait répondu, un brin méprisante, que tout ça c’était dépassé, qu’aujourd’hui on n’avait plus besoin de tout cet apprentissage pratique, que dans cette école on étudiait la mise sur pied de concepts artistiques qu’on faisait ensuite exécuter par d’autres.

On ne s’étonne plus alors, à des niveaux officiels, d’une certaine vacuité artistique et culturelle, malgré l’attention médiatique que toute (fausse) provocation occasionne, et qui permet de délirante descriptions en un jargon anglo-techno-philosophique qui, apparemment arrive à cacher la merde au chat, en tout cas pour une certaine couche branchée (et friquée) de la population, qui se targue de culture, aime s’entendre parler en jargon qu’elle ne comprend pas tout à fait mais qui fait très chic, et craint toujours d’être larguée par une avant-garde devenue depuis longtemps obsolète mais qui dure pourtant depuis plus de cinquante ans…

LE BLABLART TEL QU’IL SE PARLE

J’en veux pour preuve la description d’un long serpent en fer forgé du sculpteur Valentin Carron, qui parcourait tout le pavillon suisse de la 55e Biennale de Venise en 2013, dont la présentation disait ceci :

« Riche en pronoms personnels, le titre de l’oeuvre You they they I you rappelle lui-même les sinuosités que le serpent décrit dans les salles d’exposition tout en renvoyant au rapport entre oeuvre, spectateur, auteur et espace. Il s’agit ici aussi d’une forme d’appropriation puisque l’oeuvre s’inscrit comme la réinterprétation d’une grille couvrant la fenêtre d’un immeuble de Zurich datant du début du XXe sicle et qui abrite un poste de police. »

Plus loin, on vante l’originalité de l’artiste qui change souvent et volontiers de registre et qui n’a pas son pareil « pour faire cohabiter dans le même espace brutalité et élégance. Le vélomoteur Ciao Piaggio dans la cour du pavillon est le reflet de cette attitude dans laquelle les contrastes cohabitent de manière fructueuse. » On souligne le fait que Valentin Carron a réparé, pardon « restauré », le vélomoteur, ce qui l’a plongé dans des abîmes de réflexions :

« Par le biais de cet objet, Carron se heurte à tous les problèmes liés à un processus de restauration. Jusqu’à quel point faut-il chercher l’original ? Jusqu’où peut-on ou doit-on aller ? Le résultat s’approche de ce que l’on pourrait définir comme un ready-made modifié, mais il est surtout un hommage à une culture industrielle en voie de disparition dans l’Europe d’aujourd’hui. En ce sens, le Ciao n’est pas seulement une icône pop. Il devient véritablement un monument auquel associer, en plus de souvenirs d’adolescent, et un siècle après le futurisme, des idées de rapidité et de modernité. »

Oui, tout ça.

C’EST COMBIEN POUR UN-E PERFORMEUR-EUSE ?

À la Biennale de Venise édition 2019, le pavillon suisse présentait cette fois Moving Backwards qui, selon le texte affiché en plusieurs langues, explorait « des pratiques de résistance, combinant chorégraphie postmoderne et danse urbaine avec des techniques de guérilla ainsi que des éléments de la culture underground queer. Une installation filmique, avec cinq performeur-euse-s issu-e-s de différents milieux de la danse, complexifie la notion de mouvements en arrière ainsi que leur signification temporelle et spatiale. »

Dans cette vidéo projetée sur place, les déplacements sont faits à l’envers et en plus inversés numériquement, « créant ainsi des doutes et des ambiguïtés quant à l’installation dans son ensemble ».

Plus loin, on explique que « Dans un environnement évoquant une boîte de nuit qualifiée par les artistes d’abstract club, cette expérience, troublante due à l’incertitude temporelle et spatiale, s’enrichit d’un instant de réflexion sur les politiques planétaires de ‘marche arrière’, avec des lettres adressées au public par divers artistes, auteur-e-s, chorégraphes et universitaires dans un journal. »

Effectivement, une lettre en anglais était aussi exposée à l’entrée, présentée en caractères de machine à écrire par Renate et Pauline, deux des performeuses, qui disent franchement, in english : « Dear visitor, we do not feel represented by our governments and do not agree with decisions taken in our name. »

D’accord ou pas d’accord avec le gouvernement, on aimerait bien savoir combien ont été payé les performeur-euse-s, histoire de comprendre à combien se chiffre en francs Pro Helvetia un artistique désaccord avec l’État.

IL LEUR FAUDRAIT UNE BONNE GUERRE (OU UNE PANDÉMIE)

La Première Guerre Mondiale a eu pour résultat de rendre ridicule toute une littérature – Paul Bourget, Maurice Barrès, Anna de Noailles, Robert de Montesquiou – et de lancer des auteurs comme Proust, Cocteau, Morand, Colette, plus en phase avec leur époque, tout comme elle a relégué toute une école d’artistes académiques et officiels, permettant l’éclosion du cubisme et du surréalisme avec Picasso et Dalí.

La Deuxième Guerre Mondiale a à nouveau bousculé tout le monde intellectuel, artistique et social et l’entre-deux guerre, et a permis l’arrivée de Camus, de Sartre ou de de Beauvoir. En parallèle, le rajeunissement de la population a favorisé l’abstraction et, plus tard le Pop Art.

Est-ce qu’en Suisse et dans le monde, la profonde crise actuelle, tant sanitaire que politique et économique, avec ses terribles effets collatéraux et ses développements inattendus – Trump ? pas Trump ? – va réussir à nous débarrasser une fois pour toute d’un certain art contemporain devenu totalement à côté de la plaque dans sa cérébralité et son intellectualisme ?

Va-t-elle causer un gros « coup de sac » dans cette grande tombola spéculative et nous débarrasser enfin de tout ce fatras pour laisser place à des artistes plus honnêtes, plus sensuels, plus sensibles à leur environnement, aux divers matériaux, aux couleurs, plus joyeux aussi, plus humains ?

DES SEINS À DESSEIN : LE RETOUR DES MUSES, ENFIN !

C’est ce que je me disais en visitant, à l’Espace Arlaud à Lausanne, la quatrième édition de l’exposition Des seins à dessein mise sur pied par la Fondation Francine Delacrétaz et visible jusqu’au 8 novembre 2020.

À part une installation incompréhensible, quelques sculptures/structures conceptuelles bien ennuyeuses et des tapisseries et des bibelots dont on aurait pu se passer (mais c’est subjectif), on y respire enfin comme un nouvel air du temps, frais, facétieux, coloré, sensuel, élégant, rêveur avec une majorité d’œuvres réalisées ces dernières années.

Ce sont les extraordinaires encres de chine de la grande Francine Simonin, tout imprégnées d’art calligraphique chinois, la mosaïque à la romaine à motifs en forme de seins de Guillaume Pilet, les gravures très oniriques et faussement désuètes de Mathias Forbach, ce sont les spectateurs-voyeurs cachés derrière des stores pastels de Sarah Margnetti, c’est l’Ophélie modernisée de Marie Taillefer, ce sont les ciels de feuilles d’Olivier Christinat, c’est l’hommage floral à Warhol de Jessica Russ, c’est l’orchidée raffinée et presque orientale de David Weishaar, ce sont la série des Tartans du facétieux Stéphane Zaech ou encore les extraordinaires portraits ambivalents d’Erwan Frotin, tout simples et flamboyants à la fois.

Une nouvelle génération d’artistes moins cérébraux, moins intellectuels, qui ne cherchent pas à donner des leçons de morale et davantage à jouer sur les couleurs, les jeux optiques, les détournements, se lâchant dans le délicieux plaisir de la création, en somme.

On a envie de dire un grand merci à Francine Delacrétaz, qui, en 2006, pour le catalogue de la première édition de Des seins à dessein – le but de la Fondation est de récolter, par la vente de ces œuvres, des fonds qui permettent ensuite de soutenir des patientes du cancer du sein dans un projet qui leur tient à cœur et qu’elles ne peuvent financer – écrivait ceci : « Puisque l’Art doit au corps féminin quelques-uns de ses plus grands chefs-d’œuvre, quelques-uns de ses plus grands artistes, n’est-il pas juste de leur demander de l‘aide lorsque leurs muses sont blessées ? »

Des seins à dessein 2020, 4e édition. Jusqu’au 8 novembre 2020 à l’Espace Arlaud, à Lausanne

Du 14 au 23 août, un tout nouveau festival de musique pour permettre aux artistes de se produire : allez-y !

En Suisse comme partout, la crise du coronavirus touche tous les corps de métier, et les dégâts sont terribles pour l’ensemble des arts de la scène. Toutes les catégories d’artistes, de techniciens, d’organisateurs et de lieux de présentation sont touchées.

Il est important de soutenir tous les événements et toutes les initiatives qui permettent aux artistes de se produire et aux arts de la scène d’exister.

Ce n’est pas facile, il faut rapidement et dans des conditions difficiles, mettre sur pied un programme qui s’adapte à de nouveaux formats et qui permette aux artistes de se produire dans de bonnes conditions pour offrir le meilleur d’eux-mêmes à un public qui, en toute sécurité, assiste au concert dans le respect de toutes les mesures sanitaires, entre public limité à 80 personnes, hygiène des mains, distanciation sociale et port du masque.

LA MUSIQUE AU VERGER

C’est pourquoi il faut saluer L’Été au verger, un tout nouveau festival qui a lieu du vendredi 14 au dimanche 23 août 2020 au Petit-Veyrier (GE) dans le verger d’une très belle propriété privée.

La responsable de la petite équipe, l’historienne et professeure de piano genevoise Corinne Walker, explique la démarche : « Pendant le confinement, nous avons voulu redonner espoir aux jeunes musiciens et artistes professionnels de la scène genevoise.  Nous avons alors créé l’association L’Eté au verger pour mettre sur pied ce festival plein de découvertes artistiques. Vu l’urgence dans laquelle nous avons dû travailler et l’absence de soutien financier des traditionnelles fondations culturelles, nous comptons sur la présence du public, sur le bouche à oreille et les réseaux sociaux et sur un soutien direct sur le compte de notre association, dont les coordonnées se trouvent sur notre site internet, créé tout exprès pour l’occasion. »

Les réservations sont obligatoires par email ([email protected])  via le site internet : https://www.eteauverger.com

AU PROGRAMME

Vendredi 14 août :

19.00 Quatuor Emrys (musique classique)

21.00 Mimoji (musique du Cap-Vert et bossa nova)

Samedi 15 août :

20.00 Caroline Gasser & Quatuor Arteo (lecture classique)

Dimanche 16 août :

17.00 Barlovento trio (latino)

Mercredi 19 août :

19.00 Zéphyr (jazz-baroque)

21.00 Forever overhead (folk-pop)

Jeudi 20 août

20.00 Crome (jazz)

Vendredi 21 août

18.00 Concert de fin de stage

21.00 Nomadim (jazz nomade)

Samedi 22 août

19.00 Anouchka Schwok & Benjamin Faure (chant classique)

21.00 Les Floxx & co (folk/latino)

Dimanche 23 août

17.00 Ajar (Création littéraire)

19.00 Operami (airs d’opéra)

Une apocalypse de série B ?

Dans le monde entier, pour les médias comme pour les réseaux sociaux, pour les états comme pour la société civile, ce coronavirus, ou plutôt cette (féminin) Covid-19, aura au moins servi d’excellent MacGuffin, comme dirait Alfred Hitchcock.

MACGUFFIN

MacGuffin ? Mais oui, vous savez, cette astuce de scénario (des plans secrets, un collier mystérieux, un trésor caché…)  qui permet le déroulement de l’histoire, sert de prétexte à faire un portrait de société, et révèle les personnages qui y sont confronté.

Une grande partie des films et des séries télévisées, américaines en particulier, doivent leur succès au MacGuffin, à commencer par le célébrissime et culte L’Invasion des profanateurs de sépultures (1956) – The Invasion of the Body Snatchers, « L’Invasion des dérobeurs de corps », le titre original, est plus parlant –, mais aussi, en 1968, le glauque Les Envahisseurs (« David Vincent les a vus »).

Dans les deux cas, l’humanité est confrontée à une invasion secrète et meurtrière d’extraterrestres s’emparant insidieusement de la Terre, ce qui crée un terrible climat d’angoisse – on sait qu’ils sont là mais on ne sait pas qui en est – et révèle les comportements humains face au danger (la peur, la lâcheté, la solidarité, le courage, le sacrifice). Ça vous rappelle quelque chose ? Remplacez invasion extraterrestre par Covid-19 et vous aurez un résumé de l’air du temps.

Dans mon Journal je notais ceci, au 10 mars 2020 : « Une ambiance de fin du monde, ces temps-ci, une épidémie, le ‘coronavirus’, partie d’une région de Chine, s’est rapidement propagée partout et panique le monde entier : on n’a pas de vaccin pour l’instant, le nombre de personnes affectées augmente rapidement, certains pays sont très touchés, la Chine d’abord, mais aussi l’Italie, avec quelque chose comme 300 morts. Les mesures prises (isolement, mesures d’hygiène) n’ont pas endigué l’épidémie. La France était en alerte 2, l’Italie interdit aux habitants du Piémont et du Veneto de sortir du pays (mais les frontaliers peuvent aller travailler en Suisse, on se demande bien pourquoi ?). En Italie, c’est à un tel niveau que les médecins disent choisir qui va recevoir un traitement en priorité. Autant dire que les vieux ne vont pas être la priorité… ».

À CHAQUE COMMUNAUTÉ SON APOCALYPSE

Ce cruel MacGuffin épidémique, aura permis de constater que l’angoisse – et le secret désir, peut-être – de l’Apocalypse n’est pas en contradiction avec le maintien de tous les communautarismes possibles.

Les religieux sectaires y ont vu une punition pour toute une série de péchés impardonnables, dont l’homosexualité (elle même un virus contagieux, c’est bien connu).

De son côté, le collectif LGBTQ+ a sonné l’alarme au sujet des effets collatéraux du coronavirus sur les jeunes gays confinés dans leurs familles.

Les féministes ont souligné que les pays où la situation avait été la mieux gérée étaient des pays dirigés par des femmes, tout en poussant un cri d’alarme au sujet du danger accru de violence domestique en période de confinement.

Les nationalistes ont partout souligné avec vigueur que les mesures prises étaient bien meilleures et bien plus intelligentes dans leur propre pays que dans tous les autres pays.

Les anti-nationalistes ont rétorqué que pas du tout, que des pays bien plus efficaces – la Chine, la Corée ou Singapour – avaient osé braver leur opinion publique respective et prendre les décisions adéquates.

Les évangélistes-conservateurs ont loué la politique de non-intervention absolue du Président Trump aux États-Unis comme du président Bolsonaro au Brésil, où l’on a le courage de viser l’immunité de groupe en laissant Dieu reconnaître les siens.

Quant aux écologistes, climatologues, éthologues, spécistes, végétariens, végétaliens, vegans ou encore allergiques au gluten – et même si on sait bien que les virus sont vieux comme le monde et qu’ils sont aussi dévastateurs et meurtriers pour la nature et pour les animaux que pour les hommes – l’arrivée de cette pandémie leur aura au moins permis de se lâcher et d’y voir une punition méritée que l’homme aura bien cherchée avec sa surpopulation, ses activités économiques, sa mondialisation, sa pollution et sa cruauté envers la nature et les animaux.

Les mêmes feront remarquer à juste titre qu’on a enfin pu voir des montagnes depuis le centre de New Delhi, que le ciel de Londres s’est complètement dégagé, que Los Angeles a retrouvé son vrai visage d’infinie banlieue pavillonnaire, que les dindons sont allés faire du shopping à la 5e Avenue, qu’une kangouroute a vidé sa poche en plein Opéra de Sidney, que Nessie a sorti sa petite tête au long cou pour scruter les rives de son Loch, qu’un dahu a parcouru en diagonale les pentes du Cervin et que de multiples dauphins se sont chamaillés, joyeux, dans les canaux de Venise, dans le port de Barcelone, et même du côté des Bains des Pâquis, à ce qu’il paraît (mais le témoin qui me l’a rapporté y a aussi vu des éléphants roses).

DES CHIFFRES, ENCORE DES CHIFFRES, TOUJOURS DES CHIFFRES

Cette impression de fin du monde a été particulièrement accentuée par un des premiers effets collatéraux de cette crise au niveau mondial et local : le développement, la présence continue et le constant rappel, dans les médias, réseaux sociaux compris, de courbes, d’infographies et de statistiques de malades et de morts – un peu moins des patients guéris… – sur toutes les plateformes. Une sorte de miroir morbide auquel il a été impossible d’échapper.

Un peu plus de deux mois plus tard, et en période générale de déconfinement progressif, en Europe du moins, les statistiques officielles mondiales du 22 mai 2020 de worldometers (lien)– qui valent ce qu’elles valent, sachant que les sources, les modes de calculs et les personnes inclues ou exclues diffèrent d’un pays à l’autre, sans compter les censures locales… – dénombrent 5 214 039 millions de contaminés, 2 094 143 de patients guéris et 334 997 morts. Pour l’Europe, au 16 mai, on en était, officiellement, à 1 869 225 cas et 165 407 décès.

Pour la Suisse, l’Office fédéral de la statistique, au 22 mai 2020, donne les chiffres suivants : 36 nouveaux cas pour un total de 30 694 cas et 1638 décès. Le quotidien zurichois Tages Anzeiger relevait il y a quelques jours que les morts sont répartie en 53% dans les EMS contre 47% à la maison ou dans les hôpitaux et calculait, en gros, que des 1638 décès recensés, 1560 avaient plus de 60 ans, et de ces 1560, 1120 dépassaient les 80 ans.

TOUT ÇA POUR ÇA ? OU LE MAUVAIS USAGE DES STATISTIQUES

Il fallait bien s’attendre à un retour de balancier, une fois la peur et le confinement obligatoire passés. Et ça n’a pas raté, les critiques pleuvent sur les mesures imposées par le Conseil fédéral : Quoi ? Tout ça pour une grosse grippe qui ne touche qu’1% de la population, en majorité des vieux ? Des chiffres si minables alors que des millions de gens meurent chaque jour de faim, de la malaria, d’un AVC, du cancer, etc.?

C’est sûr, dans l’absolu on peut même mettre en parallèle le nombre de morts dû à la Covid-19 avec le nombre de morts tout court et le résultat sera absolument dérisoire. Mais on peut difficilement comparer des chiffres liés à des pathologies connues, qu’on traite pendant des années et pour lesquelles on a des protocoles de soins et des médicaments avec ceux d’une épidémie inconnue à ce jour, qui fait des ravages partout en deux petits mois et pour laquelle aucun traitement et aucun vaccin n’est encore disponible.

Sous la plume de Benito Pérez, un excellent coup de gueule paru dans le Courrier du 21 mai 2020 (Le retour de la grippette, lien) corrige le tir et vient opportunément rappeler, tout comme le fait la sociologue franco-israélienne Eva Illouz, dans son article Depuis les ténèbres, qu’avons-nous appris ? (lien) paru dans le BibliObs du 11 mai 2020 – notamment la Leçon no 3 intitulée : Le néolibéralisme est vraiment nuisible à la santé – que si, dès janvier, la majorité des États, Suisse comprise, avaient pris en ligne de compte la gravité de la pandémie, et si, auparavant, tout le système sanitaire public n’avait pas été sauvagement restructuré pendant des décennies sous prétexte de rentabilité économique et de New Public Management, on aurait peut-être pu éviter le confinement et ses effets désastreux sur l’économie.

À part des exceptions comme la Nouvelle-Zélande,  la Bulgarie ou Malte, qui ont pris des mesures très tôt, la situation n’a été comprise par la majorité des gouvernements qu’à la mi-mars et les systèmes sanitaires ont dû, en sous-effectif chronique, faire face à une épidémie inconnue, sans vaccins, sans matériel adéquat, tant au niveau des masques pour les soignants que des appareils respiratoires disponibles pour les patients.

En Suisse, c’est donc au confinement qu’on doit ces 1% de morts (près de 2000 personnes quand même) un chiffre qui, sans mesure de confinement, serait facilement monté au dessus des 25 000, compte tenu d’une infrastructure hospitalière inadéquate et du facteur exponentiel qui fait qu’une personne malade en infecte au moins trois autres qui elles-mêmes en infectent au moins trois autres et ainsi de suite.

69, ANNÉE PANDÉMIQUE OU LA GRIPPE DE HONG KONG (DONT PERSONNE NE SE RAPPELLE)

Évidemment, une pandémie en rappelle d’autres et on ne peut s’empêcher d’aller chercher dans le passé des éléments qui éclairent le présent, notamment pour comparer à la fois l’impact de l’épidémie sur la population et l’utilité des mesures qui avaient été prises pour se protéger.

On évoque les 25 millions de victimes de la Peste Noire, qui a sévi de 1347 à 1352 ainsi que les 25 à 50 millions de victimes de la Grippe Espagnole (1918), on survole rapidement la Grippe de 1957, qui a fait d’énormes dégâts dans le monde, dont 30 000 morts en France, et on évoque la Grippe de Hong Kong (1968-1969), dont on se rappelle vaguement alors qu’elle a fait des ravages partout.

Comparaison n’est pas raison, mais si, quand même : dans un podcast passionnant (que vous trouverez à cette adresse), la journaliste Raphaëlle Rerolle, grande reporter au quotidien Le Monde, comparant la Covid-19 et les mesures prises à cet égard, s’est étonnée de la différence de traitement politique, économique et médiatique avec d’autres pandémies, en particulier celle de 68-69.

Premier étonnement : la Grippe de Hong Kong de 68-69 a fait plus d’un million de morts dans le monde, et de 30 000 à 35 000 en France, c’est à dire plus que les 28 332 décès comptabilisés en France confinée au 23 mai 2020, et pourtant plus personne ne semble s’en souvenir, y compris parmi les médecins qui étaient mobilisés à l’époque.

Cette grippe, partie en février 68 de Chine centrale a d’abord atteint Hong Kong, où elle a décimé la population, puis le Japon, l’Australie, l’Iran et les États-Unis, où elle a causé plus de 50 000 morts en trois mois.

En Europe, c’est surtout la deuxième vague, en décembre-janvier 1969-1970, qui va faire des ravages : 25 000 morts en France rien que pour le mois de décembre. L’Angleterre et l’Italie sont très touchées, cette dernière, selon des chiffres du Monde de l’époque, compte 15 millions de malades, ce qui va coûter des sommes astronomiques à l’économie italienne… Et pourtant, la télévision n’en parle qu’en passant et la presse écrite ne l’évoque que dans des entrefilets de cinq lignes. Quant au gouvernement, il ne se sent pas concerné, le thème n’est pas évoqué, il n’y a pas de mesure de santé publique.

DEUX POIDS, DEUX MESURES : LA NOTION DE SANTÉ PUBLIQUE

C’est l’occasion pour la journaliste de faire une passionnante analyse sociologique et de comparer les deux réactions ce qui, par contrecoup, vient expliquer en partie les raisons des mesures prises en 2020, qui ne sont pas une réaction exagérée à une grippette mais des décisions de santé publique visant à préserver la population.

Elle relève d’abord qu’à cette époque la France était un pays jeune – on l’a d’ailleurs bien compris en mai 68 – et que si l’épidémie de Hong Kong était arrivée dans un pays avec la même pyramide d’âge que la France de 2020, une population plus âgée, les morts auraient été multipliés par deux ou trois.

Elle signale aussi qu’en France, à cette époque, il n’y avait pas de réseau de surveillance de la grippe, seuls douze généralistes faisaient des pointages ponctuels.

Elle rappelle qu’un vaccin antigrippal existait mais avec 30% d’efficacité. Les laboratoires français n’avaient pas inclus la nouvelle souche et n’avaient pas fabriqué assez de doses. Les gens, sous-informés, se sont précipités sur les vaccins. À Lyon, par exemple on vaccinait à tour de bras sur les trottoirs (les étudiants en médecine avaient été réquisitionnés pour ça) et on se ruait sur les pharmacies à la recherche d’un traitement, causant une pénurie de médicaments.

Elle met l’oubli total de cette épidémie meurtrière sur le compte de plusieurs facteurs : on estimait que cette grippe touchait plutôt les personnes âgées, et la France était encore un pays jeune, la médecine n’était pas aussi perfectionnée qu’aujourd’hui – en 69-70, les 3 quarts des patients atteints de leucémie mouraient dans les 2 mois, 1% de la population survivait plus de 2 ans, contre 70% aujourd’hui –, et les politiciens de l’époque avaient connu la guerre et ses atrocités ce qui, par contrecoup, rendaient la mort par grippe plus dérisoire.

Ce qui a changé depuis, c’est le développement de la notion de Santé Publique dans le monde. En France, dès le début des années 70, des actions gouvernementales de prévention sont mises sur pied, en sécurité routière notamment, dans un pays qui comptait facilement 18 000 morts par année sur les routes. Puis sont venues les campagnes de prévention anti-tabac, par exemple.

Au fil des ans et des progrès de la médecine, le confort matériel et le rallongement de l’espérance de vie a modifié notre rapport à la mort. L’épidémie de Covid-19, et l’absence de traitement disponible, vient nous rappeler brutalement que tout n’est pas si simple et qu’on n’en a pas fini avec les épidémies…

CONSOMMER ET/OU PÉRIR, FAUT-IL CHOISIR ?

Alors, exagérées et inutiles, ces mesures de confinement ? Rappelons quand même que dans une société de consommation comme la nôtre, si les personnes qui travaillent paient par leurs impôts les prestations de l’État et les pensions des retraités, c’est l’ensemble de la population, tant les actifs que les retraités qui, en consommant, font qu’une économie fonctionne.

Sans mesures de confinement pour préserver à la fois la force de travail du pays et la consommation, que serait-il advenu de l’économie ? Quel impact économique, en Suisse et ailleurs, aurait alors eu cette hécatombe qui, cette fois, aurait touché à plus ou moins de degrés toutes les tranches d’âge, bloquant l’économie aussi bien qu’un confinement mais sans date limite?

Ce qu’on sait, en tout cas, c’est que les secteurs conservateurs de chaque pays, qui, aujourd’hui, poussent au déconfinement rapide et tous azimuts – mettant en avant, comme d’habitude, leurs propres intérêts économiques au détriment de la population et ne reculant devant aucune contradiction en réclamant plus d’intervention publique quand ça les arrange –, auraient déjà souligné à grands cris l’inefficacité d’un État, incapable de sauver l’économie, et auraient exigé un confinement immédiat…

Et confinement ou pas confinement, rappelons aussi que cette période n’a pas été mauvaise pour tout le monde d’un point de vue économique : à part l’enrichissement – aussi  exponentiel que n’importe quelle pandémie – des GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple, etc.), à quoi viennent s’ajouter Zoom et toutes les technologies utiles pour le télétravail, il y a aussi les énormes bénéfices de tous les sites de commerce en ligne (Migros et Coop compris), et ceux des supermarchés, ces derniers au détriment du petit commerce.

On a aussi appris par des chiffres officiels relayés par la Radio Télévision Suisse (RTS) que le bénéfice trimestriel de l’UBS a augmenté de 40%, et que Novartis a eu une croissance d’environ 13% et un chiffre d’affaire de 12,28 milliards de dollars…

Une des solutions à la crise économique dans une société de consommation – pour autant qu’on veuille poursuivre dans cette voie, compte tenu des défis environnementaux qui n’ont pas disparu non plus – c’est d’endetter l’État pour relancer la consommation à tous les niveaux, notamment en allégeant les charges, en augmentant les salaires et en distribuant de l’argent aux citoyens pour qu’ils achètent à nouveau.

SELON QUE L’ON EST RICHE ET QU’ON PEUT TÉLÉTRAVAILLER…

L’arrêt brutal des activités économiques a mis en relief les fortes inégalités sociales de chaque société et a secoué l’ensemble de l’économie mondiale, provoquant de terribles dégâts en particulier dans les couches sociales les plus pauvres. Que ce soit en Inde, au Nigéria ou en Colombie, une grande partie de la population, qui dépend de son gain quotidien pour se nourrir, s’est vue privée de moyen de survie.

Aux États-Unis, c’est l’absence de protection sociale qui s’est fait cruellement sentir : les millions de chômeurs, les kilomètres de véhicules en file pour recevoir une distribution de nourriture rappellent les images de la terrible crise de 1929 et les longues queues à la soupe populaire.

En Europe, où la protection sociale est plus grande, ce sont, en France et en Angleterre, notamment, les disparités – en termes de contamination comme en termes de possibilités de confinement – entre les villes et les banlieues, et entre les quartiers chics et les quartiers pauvres.

Pour ce qui est de la Suisse, sans compter les petits indépendants – avec ou sans possibilité de télétravail – qui se sont retrouvés pendant deux mois à devoir payer leurs charges (loyers des locaux, AVS, assurances…) sans entrées d’argent, c’est officiellement les plus d’un million de personnes pauvres de notre pays qui sont concernées, 20% de la population, entre les 8% qui sont en dessous du minimum vital et les 12% qui n’arrivent pas à joindre les deux bouts, selon les chiffres de l’Office fédéral de la statistique pour 2018 (vous trouverez ce rapport ici).

Officieusement, il faut encore y rajouter les milliers de travailleurs non déclarés – femmes de ménage, nounous, domestiques, ouvriers, jardiniers, hommes et femmes à tout faire dans le sens littéral du terme… – qui, partout en Suisse, collaborent sans aucune protection sociale à la prospérité du pays et qui sont soudainement apparus au monde entier dans des files d’attentes de plus d’un kilomètre pour recevoir de la nourriture, une image des coulisses de la prospérité suisse qui a fait le tour des plus grands médias internationaux, dont le New York Times et le Guardian (l’article est disponible ici).

Au niveau professionnel, une inégalité de fait s’est révélée dans l’accomplissement des tâches essentielles à la survie d’une société, ces secteurs vitaux dont les personnes ont été réquisitionnées d’office, qui n’ont pas eu droit au confinement et qui se sont retrouvées en première ligne : le personnel médical et hospitalier, bien sûr, mais aussi les pharmacien(ne)s, la police, l’armée, la douane, les employés des transports routiers et ferroviaires, les employés de poste, les paysans, les vendeurs/vendeuses de supermarchés, les livreurs, les éboueurs, les techniciens, les informaticiens et tous ceux qui s’occupent des infrastructures essentielles (eau, électricité, gaz…),

Il a aussi bien fallu constater une autre inégalité fondamentale et structurelle : certains emplois se sont facilement adaptés au télétravail et la technologie était prête, tandis que dans d’autres secteurs, tout aussi importants pour la société, des milliers de travailleurs à contrats fixes ou temporaires, dans les compagnies aériennes, dans les aéroports, sur les chantiers, dans la restauration, dans l’hôtellerie, dans le petit commerce de détail, dans les salons de coiffure ou de cosmétique, et même dans le domaine de la prostitution…) n’ont pas pu faire ce choix et se sont retrouvés sans emplois, certains, comme c’est le cas pour l’ensemble des métiers culturels, sans espoir de retour à la normale dans un proche futur.

LE PROFESSEUR RAOULT ET JEAN-DOMINIQUE MICHEL, LA STAR GENEVOISE DE LA COVID-19

Vu l’omniprésence des média, tous supports compris, à quoi s’ajoutent les ambiguïtés liées au fait qu’il a fallu naviguer à vue et improviser des politiques sanitaires sur des données incomplètes et sans matériel adéquat, sans compter l’angoisse que génère le fait qu’il n’y ait pas d’explication claire, impossible d’échapper non plus à toutes les théories Yaka qui ont envahi l’espace public, proférées par des experts ou des prophètes autodéclarés partout sur les réseaux sociaux – non, l’eau chaude ne protège pas du coronavirus… – à quoi se rajoutent la polémique sur la solution tout chloroquine du Professeur Raoult ou les interventions très médiatisées du Genevois Jean-Dominique Michel.

À ce propos, c’est malheureux, mais on dirait que chaque spécialiste avance avec des œillères et voit tout sous l’angle de sa spécialité sans considérer l’ensemble : un biologiste va ricaner sur les conclusions d’un épidémiologiste, un spécialiste des médecines infectieuses ou tropicales sur celles de l’épidémiologiste ou du biologiste, et ne parlons pas des climatologues, des éthologues, des sociologues ou des experts en médias, voire des philosophes qui ont tous une explication spécifique à un problème général.

Jean-Dominique Michel, dont le média en ligne Heidi News dit, je cite, qu’il « se présente comme anthropologue de la santé et expert en santé publique », dénigre en gros toutes les mesures prises par le gouvernement en une argumentation qui ressemble beaucoup à un ‘On nous dit rien, on nous cache tout’ plus élaboré, c’est à dire à une théorie du complot qui ne dit pas son nom.

Dans l’interview filmé qui l’a rendu célèbre et qui a fait un tabac sur les réseaux sociaux – un tabac causé, en grande partie, à mon avis, par un confinement obligatoire contraignant dont un grand nombre de personnes cherchent désespérément à nier l’utilité pour cause de ras-le-bol – il parle de sa guérison rapide du coronavirus, selon lui grâce à la chloroquine qu’il s’est procurée illégalement, contredisant ainsi la politique des autorités, ce qui implique que c’est ce qu’il aurait fallu utiliser dès le départ pour tous les patients.

Or, dans le même temps, le New York Times, sur la base des traitements appliqués dans les hôpitaux de New York, et la presse espagnole sur les médicaments utilisés dans ce pays durement touché, ont régulièrement évoqué l’utilisation de la chloroquine, soulignant à maintes reprises que ses résultats ne sont absolument pas probants et les effets secondaires terribles, et même mortels, comme le signale la célèbre étude – controversée, il est vrai – publiée le vendredi 22 mai 2020 par The Lancet, dont les résultats sont relayés par le magazine Le Point (on peut consulter l’article ici) et qui porte sur les réponses aux traitements de 96 032 patients hospitalisés entre le 20 décembre 2019 et le 14 avril 2020, tous positifs au Sras-CoV-2, dans 671 hôpitaux répartis sur 6 continents.

Reprise dans Libération le 5 juin 2020, la dernière étude en date (on peut consulter l’article ici), celle de l’équipe britannique Recovery, faite avec toute la rigueur et les vérifications requises auprès de 11 000 patients de tous âges dans 175 hôpitaux britanniques, et comparant les 1542 patients ayant reçu de l’hydroxychloroquine et les 3132 malades n’en ayant pas reçu, confirme qu’il n’y a aucune différence de résultat. 

Dans cette même interview, M. Michel évoque aussi cette idée que le virus se répand le mieux quand les températures vont de 3 à 11 degrés, ce qui expliquerait que les pays d’Afrique seraient moins touchés, selon lui. On passera sur le fait que certaines régions d’Afrique ne sont pas particulièrement chaudes, et on mentionnera tout de même que l’Espagne est un des pays les plus touchés d’Europe malgré des températures qui, en Catalogne par exemple, se sont maintenues dans les 20-24 degrés en moyenne depuis février.

Et quant à l’OMS, dont il dénigre les analyses catastrophistes dues, selon lui, à l’influence néfaste de certains financeurs – Bill Gates, par exemple – il ne mentionne pas le simple fait que l’OMS est financée d’abord par ses états membres, dont la Chine. Il évoque les pressions que la Chine aurait faites sur l’organisation sans mentionner les pressions américaines sur cette même organisation. Que l’OMS ait un rôle géostratégique important n’échappe à personne, en tout cas.

Et puis, se plaindre du tamtam médiatique, selon lui exagéré, tout en en rajoutant une couche…

ÉPILOGUE

C’est vrai, l’inflation des chiffres et le tamtam médiatique embrouille et inquiète plutôt qu’autre chose et s’il y a au moins un fait irréfutable de cette crise c’est que la mondialisation est moins dans la propagation du virus que dans la perception du danger de ce virus par l’ensemble de la population du globe.

Le déroulement de nos vies, momentanément interrompu sans qu’on sache ce qui va se passer dans l’immédiat, et l’angoisse et l’ennui qui en découlent, sont des facteurs qui favorisent tous les fantasmes : on cherche des explications, des solutions, des coupables.

On trompe le temps, on trompe l’ennui, on trouve une forme alternative pour exprimer son narcissisme à travers de multiples et dérisoires « défis » sur Facebook – mes dix meilleurs livres, mes dix meilleurs disques, mes dix photos d’enfant, mes dix photos de cinoche, mes dix photos de carrière – qui sont autant de manières de dire « malgré les circonstances, j’existe ».

Il sera bien assez tôt, quand la crise sera passée, d’analyser plus posément ce qui s’est passé et d’en tirer des leçons utiles, de reconnaître les erreurs ou les exagérations et tant mieux si ça donne raison après coup à ceux qui trouve que la réponse à cette pandémie a été excessive. Mais rien ne permet, à l’heure actuelle, d’avoir une idée totalement claire de ce qui se passe, tant du point de vue épidémiologique que sociologique ou économique.

À titre personnel, je ressens quelque chose de l’ordre de la fascination pour la façon dont les choses se précipitent et s’emballent, pour des enchaînements improbables et opportunistes à la fois, comme des brèches terribles et utiles, comme des solutions, des prétextes ou des portes de sortie pour des situations compliquées qui trouvent ainsi un exutoire, un alibi, une explication temporaire, ce qui à son tour donne la possibilité d’une bifurcation, d’un renouveau.

Peut-être.

Logement et démocratie : l’un ne va pas sans l’autre, alors votez oui !

À lire et à entendre les opposants à l’Initiative populaire Davantage de logements abordables sur laquelle nous avons jusqu’au 9 février 2020 pour voter, tout ce blabla intéressé que le richissime lobby immobilier, les milieux économiques et une grosse partie de nos représentants politiques, à coup de millions, d’affiches, de tracts, de spots, de déclarations arrivent à faire passer pour un appel au bon sens – et à la bonne loi du marché, qui, comme chacun sait, équilibre tout, même si les bénéfices vont toujours aux mêmes –, on se dit que la démocratie suisse est bien mal barrée.

Sachez-le, si vous votez Oui à l’initiative, ce sera en gros la fin du monde! Le cataclysme final! Armageddon! L’Apocalypse!

Déjà, dans la brochure distribuée à tous les électeurs, on manipule le citoyen en lui fourguant de vieilles statistiques formulées de façon à faire croire que la situation n’est pas si grave, qu’elle s’est améliorée, qu’elle est même plutôt positive, que  « Le marché des logements en location, dans son ensemble, (c’est moi qui souligne) a retrouvé un équilibre en 2016, c’est-à-dire que l’offre équivalait plus ou moins à la demande. Depuis, l’offre est légèrement excédentaire et le nombre de logements vacants continue d’augmenter. »

Plus loin, si l’on admet du bout des lèvres que « De 2008 à 2016, les loyers moyens ont augmenté, même si le taux d’intérêt a fortement chuté », on souligne que « Depuis 2016, les prix moyens pour les nouveaux logements et les logements remis sur le marché sont en baisse. Le marché des appartements les moins chers a lui aussi presque retrouvé un équilibre. »

J’adore ce « presque ».

RATS DES VILLES ET RATS DES CHAMPS

Le problème numéro un, c’est que dans notre pays qui se rêve toujours montagnard et rural – ah, la mystique Guillaume Tell… –, la majorité des citoyens vivent et travaillent dans les villes, qui n’ont aucune représentativité politique alors qu’elles concentrent tous les problèmes sociaux.

On nous serine qu’il y a des tas de logements vacants. Ça c’est sûr qu’à Frs 3000 balles le deux pièces-cuisine, on trouve.

On nous serine qu’il faut sortir des villes et qu’il y a des logements moins chers – attention, pas bon marché, hein ? juste moins chers – dans les petites villes ou les campagnes, mais justement ce « moins cher » devient largement ruineux à cause de transports publics hors de prix et déficients, en particulier le train, qui, en plus, ne s’arrête pas partout, est toujours en retard, est bondé aux heures de pointe, et laisse la priorité aux Intercity qui relient justement les grandes villes où il n’y a pas de logement abordable.

En parallèle, on condamne le voiture comme polluante, et, de toute façon, elle est condamnée dans les villes, ce qui suppose de payer (de plus en plus cher) un parking, en ville ou en périphérie.

Et ne parlons pas de qualité de vie : le fameux « trois 8 »  quotidien (8 heures de travail, 8 heures de loisirs, 8 heures de sommeil), qui représentait un idéal social au XXe siècle, s’est changé en un 10 heures de travail avec disponibilité quasi permanente grâce à Internet + 3 heures de loisirs (à cause des 2 heures dans des transports publics (bus, trains) chers, aléatoires, interminables et inconfortables et 1 heure pour les courses à faire dans les magasins ouverts tard des gares de départs et d’arrivées + éventuellement 8 heures de sommeil quand on a de la chance…

LE LOGEMENT INABORDABLE : CINQUANTE ANS QUE ÇA DURE

Sachez-le : en Suisse, ça fait depuis les années 70 que le problème du logement abordable fait partie de la vie et de la lutte continuelle du contribuable moyen et pauvre.

Ça fait près de cinquante ans que tout logement accessible financièrement avec un petit salaire – ne parlons même pas de ceux qui ont la malchance d’avoir des dettes ou tout autre ennui administratif – est introuvable à moins d’avoir des pistons, voire de coucher avec la directrice ou le directeur (ou, à défaut, avec le ou la secrétaire de la gérance).

Cinquante ans qu’il faut faire des pieds et des mains pour s’inscrire sur des listes d’attentes auprès de gérances méprisantes, qui, chacune, ont leurs exigences particulières – un certificat de l’Office des poursuites qui n’est valable que trois mois et qu’il faut racheter, une lettre de motivation, un certificat d’assurance responsabilité civile, des recommandations de toutes sortes, la version moderne d’un « Certificat de bonnes mœurs », en somme (et pourquoi pas, une photo à poil sur une peau de bête devant une cheminée quelconque, pendant qu’on y est ?) – auxquelles il faut se plier sous peine d’être viré de la liste.

Cinquante ans qu’il faut tâcher d’atteindre le locataire partant, d’obtenir un rendez-vous pour la visite, et d’être le premier à faire des queues infinies pour visiter les rares appartements abordables.

Cinquante ans qu’il faut à chaque fois relancer la gérance, qui n’appelle jamais de son plein gré le locataire potentiel ou chanceux.

Cinquante ans qu’on se fait avoir à chaque fois qu’on emménage par une nouvelle hausse du loyer.

Cinquante ans que si on a le malheur de contester la hausse du loyer, comme on en a le droit dans le mois qui suit la signature du bail ou pour l’adaptation aux taux d’intérêts – que les gérances n’appliquent jamais spontanément, on se demande bien pourquoi ? – on se fait traiter comme un voleur, quand on n’est pas fiché définitivement sur des listes de « mauvais payeurs ».

Cinquante ans que, pour ce droit humain de base à un logement décent et accessible, il faut faire la cour à des gens et des entités commerciales qui ont tous les pouvoirs, abusent de leur position, ne respectent pas les lois, spéculent sur tout ce qui est possible et s’enrichissent sur le dos des plus pauvres.

Cinquante ans que la Constitution suisse, notre Constitution fédérale, celle qui concerne tous les citoyens, stipule dans son Chapitre III (Buts sociaux, article 41), sans jamais l’appliquer, que : La Confédération et les cantons s’engagent, en complément de la responsabilité individuelle et de l’initiative privée, à ce que toute personne en quête d’un logement puisse trouver, pour elle-même et sa famille, un logement approprié à des conditions supportables.

Vous n’en avez pas marre, vous ?

Moi aussi.

Alors votez oui.

Assurances-maladie : le Suisse est-il maso ?

Officiellement, on dit que c’est un marché libre et qu’on peut changer d’assurance si on n’est pas content.

Mais, d’abord, le marché n’est pas libre au point de permettre de s’assurer auprès d’assureurs étrangers, par exemple, qui seraient une concurrence bienvenue ce qui, on peut rêver, profiterait peut-être à l’assuré au niveau des primes.

Dans les faits, comme on ne peut s’assurer qu’auprès d’assureurs suisses, ceux-ci bénéficient, depuis 1994, d’un marché captif et lucratif à cause de la loi sur l’assurance maladie (LAMAL), qui stipule que cette assurance maladie est obligatoire.

DÉCRYPTER LE JARGON POUR CHOISIR SON ASSURANCE

Ce système aberrant de l’assurance maladie en Suisse oblige l’assuré qui aurait des velléités de changer d’assurance à faire un choix dans des prestations compliquées et souvent pénalisantes, exprimées dans un jargon volontairement ambigu.

Il faut faire chaque fois soi-même toutes les recherches pour savoir, par exemple, si les assurances appliquent ce qu’elles appellent le tiers garant ou le tiers payant.

On se garde bien d’expliquer ce que peut bien vouloir dire ce très chic et très flou « garant », qui évoque de rassurantes garanties, et on évite de préciser qui est le « tiers » en question.

LE TIERS GARANT : REMBOURSERA ? REMBOURSERA PAS?

Un des deux « tiers » – devinez lequel ? – vous fait payer vos factures et c’est à vous de vous les faire rembourser ultérieurement par l’assurance, ce qui suppose des réserves financières que tout le monde n’a pas.

Si en tant qu’assuré, vous choisissez le tiers garant – le système que la LAMAL a choisi par défaut, on se demande bien pourquoi – vous vous retrouvez à payer la facture et à tâcher de vous faire rembourser ensuite, si l’assurance le veut bien, et si elle est assez diligente pour le faire dans les deux-trois mois qui suivent.

LE TIERS PAYANT : REMBOURSERA PEUT-ÊTRE

Si vous ne pouvez pas payer vous-même vos médicaments à la pharmacie par exemple, il vous faut trouver une assurance qui applique – et encore, pas dans tous les cas – le tiers payant : la caisse reçoit directement et paie elle-même certaines factures de prestataires de soins. L’assuré ne s’acquitte que de la franchise et de sa participation aux coûts.

C’est la Fédération romande des consommateurs, sur sa page consacrée à ce sujet, qui le souligne : « Une personne avec beaucoup de frais médicaux ou des problèmes de liquidités devrait éviter les caisses qui fonctionnent en tiers garant pour les factures de pharmacie. »

LE CACHET DE LA POSTE NE FAIT PAS FOI

Vous voulez changez d’assurance-maladie ? Calculez bien votre coup, et ne vous fiez surtout pas à la Poste, car votre résiliation doit être arrivée chez l’assureur le 29 au plus tard.

Si vous avez une confiance absolue dans le système postal suisse, le site comparis.ch met en garde l’assuré : « Comme on ne peut pas exclure d’éventuels retards, il est conseillé d’expédier sa résiliation au plus tard le 27 novembre par envoi recommandé, de sorte à avoir une trace que la résiliation a été effectuée dans les délais ».

Comparis va jusqu’à sonner l’alarme en posant la question-clé : Pourquoi le cachet de la poste ne fait pas foi ? Mais se garde bien d’y répondre.

Et pourtant la question est tout à fait pertinente : on se demande bien pourquoi le cachet de la poste ne fait pas foi.

Si les assureurs ont besoin d’un délai pour enregistrer le changement, pourquoi ne donnent-ils pas une autre date, disons le 27 novembre, avec la mention « cachet de la poste faisant foi » et ainsi pas d’ambigüité ?

CE QUI EST REMBOURSÉ ? UNE QUESTION DE LINGUISTIQUE

Justement, en matière d’assurance maladie, on nous conseille à longueur d’année de faire son marché, de faire jouer une prétendue concurrence qui, dans les faits, se retourne contre l’assuré.

Dans un récent article du Temps sous la plume d’Emmanuel Garessus – La santé suisse est à plusieurs vitesses – on apprend, par exemple, que si une opération est planifiée dans un hôpital, on conseille de ne pas changer d’assureur de base pour réduire sa prime d’assurance: «Même si l’assureur actuel a donné une garantie de paiement à l’établissement hospitalier choisi par l’assuré, le nouvel assureur n’y est pas lié. Il peut donc aussi décider de refuser la prise en charge du traitement hospitalier stationnaire.» 

De même, on nous explique que «L’assurance obligatoire essaie toujours plus d’émettre des restrictions, par exemple dans la durée estimée pour une douche ou celle de l’entretien psychiatrique (..) En pratique, on distingue entre les soins (remboursés par l’assurance) et l’aide (non payée). Face à un patient âgé, on considère que faire une tartine est une aide alors que porter la nourriture à la bouche est un soin. »

LA VRAIE QUESTION

À ces discussions byzantines autour de ce qui est considéré une aide et ce qui est considéré un soin, il faut encore ajouter le système de franchise, qui accentue encore l’inégalité dans l’accès aux soins.

Car subside ou pas subside, plus on est pauvre, plus on choisit une franchise élevée, et plus on évite d’aller se faire soigner, parce qu’on ne sait pas où trouver l’argent pour payer de sa poche les premiers Frs 1500.- de la franchise.

La seule vraie question c’est : À quand une caisse unique ?

Qu’on y comprenne enfin quelque chose et qu’on respire un peu.

Partis et élections au Conseil national : Crise du logement ? Connaissent pas !

La Constitution suisse, dans son Chapitre III (Buts sociaux) article 41 est pourtant claire là-dessus : La Confédération et les cantons s’engagent, en complément de la responsabilité individuelle et de l’initiative privée, à ce que toute personne en quête d’un logement puisse trouver, pour elle-même et sa famille, un logement approprié à des conditions supportables (voir aussi Pauvreté en Suisse, aide sociale, crise du logement: et la Constitution, bordel?)

On sait pourtant que depuis plus de 20 ans le manque d’appartements à loyer accessible et la hausse continuelle des primes d’assurance-maladie obligatoire sont les deux plus grands facteurs d’appauvrissement pour la majorité des habitants de notre pays.

Et bien pour les partis qui se présentent et représentent aux élections du Conseil national, il n’y a pas de crise du logement en Suisse.

Que pouic. Nada. Nitchevo.

LA NOTICE EXPLICATIVE ? UNE PAGE DE PUB ÉLECTORALE

Vous aurez beau éplucher frénétiquement la brochure intitulée Notice explicative que chaque citoyen a reçue pour s’y retrouver (ou pas) au moment de voter aux élections du Conseil national du 20 octobre 2019, la crise du logement ne figure dans aucun programme électoral de parti, à part dans celui des Verts et ses 7,1% de suffrages obtenus aux élections de 2015, qui proposent, sans trop détailler, « une meilleure redistribution des richesses, des loyers et des primes maladie abordables ».

On ne sait pas si, dans la phrase, l’adjectif « abordables » au pluriel vaut aussi pour les loyers qui précèdent les primes maladies, mais c’est déjà quelque chose.

Pour le reste, comme d’habitude, les partis et leurs experts en communication axent leur propagande sur ce qui flatte ceux qu’ils estiment être la base de leur électorat tout en cherchant à chiper des voix ailleurs en se profilant sur les nouvelles tendances – l’effet Greta Thunberg et son impact sur les jeunes est passé par là, tout comme l’effet #metoo et la Grève des femmes – dans un mélange de volontarisme et de dynamisme pour ainsi dire martiaux, car c’est la guerre : on « s’engage », on « défend », on « se bat », on « revendique » et on laisse entrevoir des lendemains sinon rieurs, du moins énergiques.

ET LE LOGEMENT DANS TOUT ÇA ? L’UDC

Pour en revenir au logement, il est évident que l’UDC, le plus grand parti au Conseil national (29,4% des suffrages en 2015), même s’il s’ouvre à une « solidarité entre femmes et hommes » – attention, il ne dit pas égalité, les actuels 51 hommes élus contre 13 femmes ne vont pas me contredire – et même s’il prône le « dialogue intergénérationnel » (pour, entre autre, faire la causette sur des sujets qui fâchent comme les rentes AVS) n’a évidemment pas le temps de s’occuper, en plus, de l’habitat du Suisse pauvre.

C’est que se battre tel Guillaume Tell, avec ou sans pomme véreuse, pour défendre une « Suisse neutre et indépendante » prise d’assaut par des meutes d’immigrants délinquants et profiteurs des assurances sociales qui empêchent le vrai suisse de « s’autodéterminer » ( ?) et de « profiter de son salaire » – la chômeuse ou le chômeur, ce/cette flemmard(e), est bien évidemment exclu(e) sans pitié du programme – c’est un plein temps.

Point positif sur le chômage: ce programme fournit beaucoup de travail aux dessinateurs d’agences de pub, notamment dans la caricature ethnique.

LE PS N’A PAS DE PROBLÈME DE LOGEMENT (ET TANT PIS POUR L’ASLOCA)

De son côté, le Parti Socialiste, deuxième plus grand parti au Conseil national (18,8% de part des suffrages en 2015) – en principe très proche de l’Association suisse des locataires (ASLOCA), dirigée par le socialiste Carlo Sommaruga, Conseiller national depuis 2003 – axe sa communication sur « le bien-être du plus grand nombre » et accomplit la prouesse d’omettre complètement le problème du manque d’appartements à loyer abordable dans ce qui grève les budgets des ménages, tout en citant « le chômage, la pression sur les salaires et les primes trop élevées d’assurance-maladie », précisant encore plus loin, sur ce dernier point, qu’ « aucun ménage ne devrait débourser plus de 10% de son revenu en primes d’assurance-maladie ».

Le pourcentage du revenu des ménages qui passe dans les loyers exorbitants – 30% ? 40% ? 50% ? – est apparemment moins porteur d’un point de vue électoral, ou alors c’est encore le puissant lobby immobilier qui fait encore des siennes (combien de propriétaires chez les élus socialiste ?).

Point positif : le PS, avec ses 42 sièges actuels dont 23 femmes et 19 hommes, ratisse large dans sa lutte pour le bien-être pour tous, s’engageant « à garantir le droit à la formation et à l’emploi pour toutes les personnes vivant en Suisse » (oui, y compris les secondos, les résidents étrangers, réfugiés ou migrants), tout en défendant « l’égalité entre femmes et hommes » – dans cet ordre très courtois, même si certaines féministes sont contre – et en luttant, bien évidemment, contre « le réchauffement climatique ».

Merci Greta.

POUR LES LIBÉRAUX-RADICAUX, CE QUI COMPTE C’EST D’ÊTRE LIBRE (MÊME SANS LOGEMENT)

Le PLR, 16.4% des suffrages en 2015 (33 sièges, 26 hommes et 7 femmes), s’adresse directement à ses concitoyens en un respectueux « Chères Suissesses, Chers Suisses » qui sent à la fois sa vieille rhétorique – « Françaises, Français, je vous ai compris » aurait pu dire le Général de Gaulle – et une politesse encore une fois sexiste, selon les points de vue.

Et s’il ne parle pas de logement abordable, de climat, ou d’égalité homme-femme, le PLR positive, puisque non seulement il croit en nous, et dans les décisions que nous prenons « librement, sans contrainte » de façon globale, en n’opposant pas « les villes aux campagnes », mais en plus il se bat pour notre liberté (en gras dans le texte original) pour nous permettre « d’agir de façon responsable », un discours très rajeunissant, qui m’a rappelé mon adolescence et ses sermons familiaux ponctuels.

Point positif : un humour à la Maire de Champignac et à la Pierre Dac puisque le regard du parti, forcément « tourné vers l’avenir », est capable d’ « assurer la sécurité de l’emploi, mais aussi la prospérité pour tous – y compris pour les générations futures. »

Quel œil !

POUR LE PARTI DÉMOCRATE-CHRÉTIEN (PDC), C’EST « TANT QU’ON A LA SANTÉ ET DES RENTES » (LOGEMENT OU PAS)

Le PDC, très centré selon ses dires, est aussi un danseur hors normes, d’abord parce que ses actuels 26 élu(e)s sont à majorité mâles (19 hommes pour 7 femmes), mais aussi parce qu’’il est capable d’un ballet politique où le grand écart est digne d’un danseur étoile et où les extrêmes se rejoignent en pointes.

Côté gauche, il met un pied ferme et déterminé dans la politique de santé – « pour une médecine de qualité dans toute la Suisse à un prix abordable » – et celle des rentes vieillesses – « garantir aussi aux générations futures des rentes convenables ».

Côté droite, son pied défend « la souveraineté de la Suisse et l’accès aux marchés étrangers » ainsi que « des conditions-cadres favorables pour nos entreprises » tout en défendant une politique migratoire qui « promeut et exige l’intégration ».

Point positif : au centre, le PDC fait des pointes très tendance sur les entreprises « responsables du point de vue social et environnemental » et sur le climat et les énergies renouvelables.

LES VERTS VOTENT POUR LE CLIMAT (LOGEMENT INCLUS)

Merci au parti Les Verts (7,1% des suffrages en 2015, 11 sièges, 7 femmes, 4 hommes) qui, seul entre tous, a quand même réussi à caser, au niveau social, une mention au problème du logement, l’égalité salariale, le congé parental, de bonnes formations, une protection des salaires, des rentes dignes, mariage et adoption pour tous, droits humains garantis.

Pour le reste et fidèle à son programme, le parti vise le vert en tout : climat, biodiversité, paysages, « agriculture proche de la nature », énergies renouvelables.

Point positif : avec eux, si on habite en ville, on est sûr(e) d’avoir des  voies piétonnes pour aller faire son marché bio, et des pistes cyclables pour se rendre à l’aéroport.

LES PETITS PARTIS N’ONT PAS DE TEMPS POUR LE LOGEMENT

De toute façon, ces histoires de logement, ça va pour les grands partis, quand on est petit (moins de 5% de suffrages), il vaut mieux coller à son étiquette et à sa raison sociale pour ne pas perdre de sièges, comme un bon produit de niche.

Avec leurs 4,6% de suffrages actuels, les vert’Libéraux (avec la minuscule au début et la majuscule au milieu) ne s’occupent pas de logement, font se rejoindre économie et écologie – « La relation entre l’économie et l’environnement est au cœur de notre politique » – et on y est pour l’Union européenne et contre l’isolationnisme (« le développement des accords bilatéraux représente une immense chance pour notre pays »), ratissant à gauche sur l’égalité homme-femme et le mariage civil pour tous.

Au Parti Bourgeois-Démocratique Suisse (PBD, 4,1% des suffrages actuels), pas de problème de logement évoqué. On précise qu’il n’y a « pas de stars de la politique au PBD » et qu’on pactise à droite à gauche pour « trouver des solutions consensuelles ». Le programme, assez éclectique, propose de retarder l’âge de la retraite sans se demander qui engagerait ces nouveaux travailleurs, et parle d’un « système de prévoyance-temps » pour les proches aidants méritants, de « tournant énergétique », de voie bilatérale et de non-exportation d’armes.

Le Parti évangélique suisse (PEV, 1,9% des suffrages en 2015) met forcément en avant ses valeurs chrétiennes qui « fondent notre politique pragmatique en faveur des familles, des personnes défavorisées ou des personnes avec handicap », mais ne prête aucune attention aux besoins de logements abordables de son électorat. En revanche, il pense à ses souffrances physiques et métaphysiques : ici, pas question d’EXIT, le parti s’engage pour « l’accès pour tous aux soins palliatifs comme alternative à l’assistance au suicide »

Pas non plus d’évocation du problème du logement pour La Lega dei Ticinesi (1% des suffrages) dont le programme est fastoche à résumer : c’est la même chose que l’UDC, à part une exigence de baisse de l’aide suisse à la Coopération pour payer l’AVS, un refus du démantèlement de l’armée, et une condamnation des « naturalisations faciles » (pas celles des riches, on vous rassure).

Le Parti suisse du Travail – Parti ouvrier et populaire (PST-POP, 0.4% des suffrages en 2015) reste dans une rhétorique très communiste années 60 avec ses « travailleuses et travailleurs », mais son programme, où le social se mêle d’anticapitalisme, ne mentionne nulle part un quelconque problème de logement.

Quant au petit dernier, le Mouvement Citoyens Genevois (MCG, 0.3% de suffrages en 2015), il s’intéresse surtout aux problèmes spécifiques à Genève, sans toutefois mentionner ses problèmes de manque de logement chronique. Pour le MCG, ce qui compte c’est l’économie liée à l’emploi « d’euro-frontaliers » selon ses termes. Tout comme l’UDC et La Lega, le MCG prône une préférence pour les travailleurs résidents sans se demander si l’économie genevoise peut se passer de personnel frontalier, dont beaucoup de Suisses qui résident en France voisine.

EN SUISSE, ON N’A PAS DE LOGEMENT ABORDABLE, MAIS ON A DES  SLOGANS (ET DES AGENCES DE PUBLICITÉ)

En résumé, si, pour ces élections du 20 octobre 2019, les partis politiques omettent complètement le problème du logement abordable dans leur programme électoral, ils investissent de très grosses sommes dans leur plans com, au style travaillé et à la rhétorique ciblée qui vend tout un programme – toute une posture ? – que chaque slogan sait résumer en s’adaptant au public-cible, comme par exemple

– le très « on-est-bien-chez-nous-entre-riches-c’est-mieux-qu’ailleurs-où-c’est-mal-habité-et-toc » du Pour une Suisse libre et sûre (UDC)

– le très « je-m’occupe-des-pauvres-même-si-mon-électorat-fait-partie-de-la-classe-moyenne-éduquée-et-friquée » du Pour toutes et tous, sans privilèges (PS)

– le très fédérateur « on-est-tous-ensemble-sur-le-même-bateau-ce-qui-compte-c’est-d’être-libre-même-si-c’est-moins-chouette-d’être-pauvre » du Avancer ensemble des Libéraux-Radiaux (PLR)

– le très typographique « on-est-au-centre-et-on-picore-de-droite-à-gauche-bien-au-contraire » du Liberté et solidarité. Nous sommes le trait d’union (Parti démocrate-chrétien, PDC)

– le très « on-se-met-au-vert-et-plus-vite-que-ça » du Ici et maintenant : votons pour le climat ! (Les Verts)

– le très « on-est-jeunes-battants-entrepreneurs-bobos-geeks-écolos » du Créateurs d’avenir (Parti vert’Libéral Suisse, PVL)

– le très « on-est-bourgeois-mais-on-a-aussi-nos-pauvres » du PBD. Le juste milieu (Parti Bourgeois-Démocratique de Suisse, PBD)

– le très « on-est-chrétien-évangélique-et-on-ne-veut-pas-que-les-gens-se-suicident » du Par passion pour l’humain et pour l’environnement. Pour la justice, la durabilité et la dignité humaine (Parti évangélique suisse, PEV)

– le très « y-en-a-marre-de-ces-étrangers-vive-l’armée-Patron-tu-m’en-reverses-un-pour-la-route » du Un mouvement pour le peuple (Lega dei Ticinesi, LdT)

– le très « à-mort-le-grand-capital-no-pasarán-vive-le-Che » du Nos vies valent mieux que leurs profits ! Nous défendons les grandes causes, surtout celles des petits ! du Parti suisse du Travail – Parti ouvrier et populaire,PST-POP)

– le très « Genève-über-alles » du Ni gauche ni droite, Genève d’abord ! (Mouvement Citoyens Genevois, MCG).

Bon, maintenant vous avez tous les éléments pour voter, alors un conseil :

COUP DE SAC ! FAITES PENCHER LA BALANCE !

Éloge du boui-boui : les Bains des Pâquis, l’autre Genève internationale

Vous voulez connaître une Genève internationale sympa ? Oubliez ONU, OMS, OIT, OMC, ONG et tous les autres trucs en O majuscule, avec leurs personnels de toute provenance qui rechignent à goûter la longeole – du porc agrémenté de fenouil, la saucisse genevoise par excellence – et snobent les cardons ou le soufflé tout aussi genevois pour grignoter des plats lights internationaux fadasses en sirotant d’improbables drinks colorés dans des endroits aussi chers qu’aseptisés et aussi faussement chics que vraiment tocs.

LA GENÈVE OFFSHORE

Profitez plutôt de l’été pour faire une incursion sur le lac, presque au milieu de la rade, aux Bains des Pâquis, un vrai territoire genevois pur jus, avec ses plages de gravier, ses solariums, ses douches, ses cabines et son excellente fondue servie toute l’année, même par 40º à l’ombre, dont le caquelon – un melting-pot s’il en est – est le symbole tout trouvé pour cet espace offshore, dans le sens littéral du terme.

Hors frontières et profondément démocratiques et tolérants, presque un symbole absolu de Genève, les Bains des Pâquis sont restés un lieu où se côtoient d’un linge à l’autre toutes les classes sociales, les sexualités, les races, les ethnies et les sexes, dans une ambiance bon enfant et dans une camaraderie forcément saine, puisque, par ces temps de canicule, on s’y rue en foule le temps d’un week-end pour s’y ébattre dans le lac, puces de canard ou pas.

FAÇON GUINGUETTE (AVEC ACCORDÉON)

Entendons-nous : sans compter la partie des bains traditionnellement et exclusivement réservée aux femmes, ce petit territoire libre a quand même ses hiérarchies et ses subdivisions sociologiques : les familles avec enfants se concentrent sur le début de la plage, côté Lausanne, alors que les branché(e)s bronzent et draguent plutôt sur les passerelles de bois face au jet d’eau et à la rade de Genève ou encore dans les espaces solariums.

Mais, à un moment ou à un autre, façon guinguette et dans un joyeux tohu-bohu, tout ce beau monde se retrouve à faire la queue au self-service et se mélange ensuite, coude à coude, aux grandes tablées de la vaste et belle terrasse posée sur le lac où, pour moins de Frs. 15.-, on peut savourer menu du jour ou grande salade accompagnés de délicieuses tranches de pain – où vont-il le chercher ce pain ? on veut le nom du boulanger – et sans obligation de consommer une quelconque boisson payante : même si la bière ou le rosé y coulent à flots, l’eau y est toujours gratuite (on croise les doigts).

POESIE – EISEOP

C’est toujours surprenant de constater que dans cette ville un peu trop internationaliste – et devenue hors de prix à cause de ça –, les habitants modestes, Genevois récents ou plus anciens, de toute origine et de toute provenance, continuent à survivre, à exister et à former une population à la fois profondément genevoise et vraiment populaire, dans le sens familial et joyeusement prolo du terme.

Comme si, au fil des siècles, plutôt qu’un ensemble de personne ou une classe sociale en particulier, certains endroits emblématiques de la ville – les Bains des Pâquis, le quartier des Pâquis, le quartier des Grottes, certains vieux théâtres de la rue de Carouge, certains cafés-restaurants disséminés par-ci par-là, en ville comme en campagne environnante –, secrétaient, maintenaient et perpétuaient l’esprit des lieux de toute une communauté, comme un antivirus à une volonté politique et à une modernité qui standardise et aseptise tout.

Une autre Genève, plus charnelle, plus simple, plus vivante, plus humaine, qui est tout aussi internationale que l’autre, le tout parfaitement symbolisé par ce « poésie – eisèop » en lettres minuscules accroché au plongeoir des cinq mètres, qu’on peut lire des deux côtés et qui rappelle Le Dehors et le Dedans, où Nicolas Bouvier, à la japonaise, exprimait en poèmes le stable et l’instable, mettant en parallèle paysages intérieurs et extérieurs, comme les deux côtés d’une même médaille.

Textes et photos: Sergio Belluz, 2019

P.S.

Du 22 juillet au 1er septembre, les Bains des Pâquis s’apprécient dès les AUBES, avec le magnifique festival organisé aux petites heures du matin – ou aux fins de nuits, selon le point de vue -, de 6 à 7 heures du matin.

Aubes Un festival magique et matinal…

On peut y assister à des présentations aussi éclectiques et aussi talentueuses que celles du cabaret d’Antoine Courvoisier et de Charlotte Filou (23 juillet), des musiques dansantes de l’Océan Indien, avec Les Pythons de la Fournaise (30 juillet), l’Ensemble Chiome d’Oro, ses cinq chanteurs, sa viole de gambe et son théorbe pour les sublimes Madrigaux de Monteverdi (8 août), de la musique classique persane avec Shadi Fathi & Sara Hamidi (10 août), Satie au lit (piano et voix) avec  Laurent Ecabert et Poline Renou (19 août) ou encore Sarcloret qui chante Dylan en version française (30 août).

Vous êtes prêt pour une aubade?

Le Suisse, un macho (mais ce n’est pas entièrement de sa faute)

Mes amies étrangères de toute provenance (Italie, Espagne, États-Unis, Colombie, Brésil), dont quelques-unes cadres « expats » de haut niveau dans des organisations ou des entreprises multinationales dont le siège fiscal se trouve opportunément sur notre territoire, me font toutes remarquer qu’elles sont surprises à la fois par le niveau de rustrerie ambiante, par le manque de femmes suisses à des niveaux de direction et par ce qu’elles pensent être le manque d’ambition de la femme suisse en général.

C’est sûr, on n’associe pas nécessairement le mot « macho » – qui fait naître des visions de latin lover poilu, dépoitraillé, avec gros colliers en or d’où pend, entre autre une Vierge éplorée (cadeau de La Madre) et, peut-être, une dent de requin ou tout autre talisman lié à la virilité – avec le Suisse moyen plutôt discret, réservé, voire pudibond dans sa mise et son comportement, même si la chevalière n’a pas complètement disparu de nos contrées et même si la bague tête-de-mort ou tout autre joyau rock, avec ou sans tatouage(s) assorti(s), est très tendance, comme on dit dans les grands magasins.

LA SUISSE, PAYS MARTIAL

Mais on n’associe pas non plus notre pays, officiellement neutre (depuis 1515 proclament les nationalistes, depuis 1848 corrigent les réalistes) à une nation martiale, malgré une longue tradition militaire mâle qui, si elle est née d’une nécessité absolue – cette neutralité imposée par les pays environnants puis revendiquée par orgueil, il a bien fallu la défendre –, a profondément imprégné le pays et les mentalités, et notre système de milice, avec ses soldats à vie (recrues, soldats, gradés, réservistes), n’arrange pas les choses.

Rappelons qu’il n’y a pas si longtemps, un homme qui n’avait pas fait son service militaire obligatoire était un raté, et que, jusqu’à aujourd’hui encore, une carrière militaire – sous-entendu : où l’on apprend à diriger et à dominer, quelles que soient les autres compétences – assurait à coup sûr un siège très rémunérateur dans les instances dirigeantes, en politique ou à la tête des plus grandes entreprises ou des plus prestigieux conseils d’administration (souvent, les trois à la fois).

LE TREILLIS, UNE GROSSE BARRIÈRE

C’est à se demander si, en Suisse, le fameux « plafond de verre », si difficile à dépasser pour les femmes, n’est pas composé, en grande partie, de treillis militaire, un machisme  inconscient, profond et historique, une sorte de Surmoi national, dans lequel ont pataugé, bon gré mal gré, les hommes comme les femmes, ce qui expliquerait pourquoi plusieurs changements de générations n’arrivent pas à faire évoluer la situation aussi vite qu’on le voudrait.

Sans parler d’égalité – un terme qui porte à confusion et qui touche des domaines très controversés, tant du côté des femmes que des hommes –, mais d’équité pour tous les citoyen(ne)s, quels que soient leur genre et leur sexe, on a beau se dire qu’on est dans une des démocraties les plus représentatives du monde, dans tous les sens du terme, et une des plus prospères malgré des disparités criantes, notamment du côté des femmes, on ne peut s’empêcher de remarquer que côté salaires, en particulier, l’équité n’est encore pas appliquée, et que côté mentalité, ça bouge lentement, très lentement.

LA CONSTITUTION, TOUJOURS LA CONSTITUTION…

Rappelons une fois encore que notre Constitution – on se demande bien à quoi elle sert, j’en ai parlé dans un article précédent (Pauvreté en Suisse, aide sociale, crise du logement: et la Constitution, bordel?) –  stipule dans son Article 8 que « Tous les êtres humains sont égaux devant la loi », et ça vaut donc autant pour les citoyens que pour les citoyennes, et que « Nul ne doit subir de discrimination du fait notamment de son origine, de sa race, de son sexe, de son âge, de sa langue, de sa situation sociale, de son mode de vie, de ses convictions religieuses, philosophiques ou politiques ni du fait d’une déficience corporelle, mentale ou psychique », et, je souligne, que « L’homme et la femme sont égaux en droit. La loi pourvoit à l’égalité de droit et de fait, en particulier dans les domaines de la famille, de la formation et du travail. L’homme et la femme ont droit à un salaire égal pour un travail de valeur égale. »

Vous avez dit démocratie ?

P.S.

J’aimerais aussi rappeler qu’être féministe n’est pas réservé aux femmes, et que chaque homme est concerné, qu’il ait fait ou pas son service militaire : rien d’abstrait, rien d’idéaliste, ce sont les droits de la mère, de la soeur, de l’amie, de la petite amie, de l’épouse et de toutes les femmes de la famille étendue dont il est question.

De même, j’aimerais lancer un appel aux dirigeants des différentes entités, privées ou publiques, et aux responsables des différents Départements des Ressources Humaines : il y a un travail de première urgence à effectuer dans chaque organisation et dans chaque entreprise au sujet de la politique salariale, et notamment remettre à plat  toute la grille salariale afin d’appliquer la règle « À travail égal, salaire égal » pour que les disparités, dans ce domaine-là, au moins, ne soient plus qu’un mauvais souvenir.

VIVE LES MEUFS!

Je signale aussi, pour les hommes comme pour les femmes, que la série MEUFS, de la réalisatrice Josépha Raphard, est absolument passionnante, qui traite de l’évolution de la condition féminine en rapport avec l’évolution de la condition masculine.

C’est comme si, en tant qu’homme, on discutait avec sa meilleure amie de choses très personnelles qu’elle ne nous avait jamais vraiment confié avec autant de sincérité.

D’une certaine manière, cette série web prend brillamment le relais du travail vidéo et féministe accompli par la grande documentariste suisse Carole Roussopoulos, à qui j’ai rendu hommage dans plusieurs articles précédents (Valaisanne, de gauche et féministe: Carole Roussopoulos ou la vidéo militante1969, année érotique (mais pas pour tout le monde) et Féminisme sixties vs Féminisme Post-Millenial)

 

Pauvreté en Suisse, aide sociale, crise du logement : et la Constitution, bordel ?

On l’oublie, mais la pauvreté n’est pas nouvelle en Suisse. Tout au long de son histoire – qu’on la fasse remonter à la création de l’État fédéral de 1848, ou qu’on place la date bien avant – ce pays a toujours eu une couche de population pauvre, miséreuse même, comme en témoignent, dès la fin du XIXe , de très nombreuses photographies prises sur l’ensemble du territoire.

Mme Roland, dans son Voyage en Suisse en 1787, note ceci, à propos de la mendicité dans le canton de Berne :  « Nous fûmes assaillis sur notre route par des enfants qui nous offraient des bouquets de fraises, de cerises et de fleurs ; quelque douce que soit cette manière d’intéresser, et de solliciter de légers dons, cependant j’étais attristée de l’idée de misère qu’elle venait éveiller : j’ai appris que cette coutume des enfants envers les étrangers, assez générale dans le canton de Berne, n’était pas l’effet du besoin, mais seulement d’une mauvaise habitude, et sans doute d’un relâchement dans les mœurs dont le gouvernement devrait maintenir l’austérité. »

On remarquera, au passage, la manière, inchangée à ce jour, dont les autorités  nient le problème, qu’elles mettent – déjà – sur le compte d’une malhonnêteté foncière de la part de ceux qui demandent de l’aide.

Vous me direz, comme si ça excusait et justifiait tout, que la pauvreté existe partout, et que, dans un pays riche comme le nôtre, le pauvre vit dans de meilleures conditions qu’ailleurs.

Dans mon expérience, c’est loin d’être vrai, et je ne pense pas nécessairement à la Scandinavie ni aux Pays-Bas. Le Canada et l’Australie sont connus pour leur  accueil des immigrants, pour leur investissement dans l’éducation, équitable pour tous – combien de pourcentage d’étudiants de classes modestes dans nos Universités ? – et pour leur système social généreux, aide au logement comprise.

On sait moins que la Colombie, par exemple, propose depuis longtemps des programmes d’accès à la propriété pour les familles modestes ou que l’Espagne et Chypre ont un système de santé gratuit et universel sur le modèle de la sécurité sociale française, cette derniere incluant en plus les frais dentaires de base.

LA SUISSE DÉTESTE SES PAUVRES

Il me semble qu’en Suisse, le problème est en partie lié à quelque chose de fondamentalement culturel – un puissant Surmoi, diagnostiquerait Freud – dans la manière de percevoir, de considérer et de traiter les pauvres, toutes ces femmes et ces hommes qui, pour la plupart, se battent pour s’en sortir et qui, toute leur existence, pour une raison ou pour une autre, doivent se contenter de survivre dans des conditions matérielles perpétuellement stressantes.

Qu’on touche ou non une aide sociale ou un chômage octroyés de toute façon avec parcimonie et circonspection – le pauvre est forcément un profiteur, il ne faudrait pas l’habituer à recevoir de l’argent sans l’avoir mérité –, on est dès le départ soupçonné de tricherie, d’incapacité, d’incurie, on est culpabilisé, on devient un citoyen de seconde zone à qui on fait constamment la morale sur la façon dont on devrait mener sa vie si on était une personne normale, c’est à dire pas pauvre.

D’ailleurs si on est pauvre, c’est qu’on n’aime pas travailler ou qu’on ne travaille pas assez, qu’on a une mentalité d’assisté, et un long etcétéra de clichés vieux comme Calvin qui mettent pauvreté et péché dans le même sac.

LE FICHAGE, UNE MALADIE NATIONALE

J’écris ça en pensant en particulier à la « Modification de la loi fédérale sur la partie générale du droit des assurances sociales (LGPA) » qui a été acceptée par le peuple suisse en novembre 2018.

Cette modification permet légalement aux assurances sociales, à la police, au Ministère public et au Service de renseignement d’espionner les pauvres dans la rue et chez eux via les vidéocaméras, les drones, « les enregistrement visuels et sonores au moyen de microphones directionnels, de dispositif de visée nocturne, d’écoutes clandestines, etc. » (sic), sans compter le piratage du GPS ou de l’ordinateur personnel de l’assuré, ou l’ouverture de son courrier postal ou électronique.

Notez qu’en ce qui concerne l’État, c’est une manière d’officialiser et de légaliser un espionnage qui, dans le privé, existe déjà, et depuis de très nombreuses années, même, comme le révèle un article du Temps daté du 11 janvier 2019 (Ficher les mauvais payeurs? Rien de plus simple en Suisse).

On y apprend, si on ne le savait pas, que le Big Data ne date pas d’hier et qu’il existe des bases de données  d’entreprises privées – CRIF, Creditreform, Intrum Justitia, Bisnode… – qui font leur argent en mettant à disposition de l’État ou d’organismes commerciaux des portraits économiques très précis sur chacun de nous en croisant toutes les informations disponibles, qu’elles soient libres d’accès (feuilles d’avis officielles, registres du commerce) ou censées être protégées et confidentielles (factures de cartes de crédit, rappels, commandements de payer, poursuites, actes de défauts de biens).

Si ça vous rappelle un certain scandale pas si lointain où un 10% de la population  suisse était dûment fiché pour de prétendues raisons de défense nationale, ce n’est pas fortuit, le pauvre, qu’il soit suisse ou étranger, comptant, c’est bien connu, parmi les ennemis nationaux les plus dangereux (ce n’est plus le Russe, devenu aujourd’hui un bon client qui vient dépenser son argent chez nous, en particulier dans l’immobilier de luxe).

PAS D’ARGENT, PAS DE LOGEMENT

Inutile de dire que ces informations ont une incidence directe sur tous les individus  modestes qui ont le malheur d’être fichés pour une raison ou pour une autre, en particulier en ce qui concerne ce besoin de base qu’est un logement décent avec un loyer abordable.

Et s’il est un facteur socioculturel spécifique à la Suisse pour près de 70% de la population, c’est bien le fait d’être obligé de vivre toute son existence en tant que locataire, d’être à la merci de gérances qui font leur propre loi, et de n’avoir que très difficilement accès à la propriété, à part dans de rares cantons comme le Valais, le Tessin ou les Grisons.

En Suisse, si on calcule bien, ça fait près de cinquante ans – ça remonte au moins à la crise du pétrole de 1973 – qu’un besoin aussi fondamental que celui d’avoir un logement accessible financièrement reste un problème pour une majorité de la population, un problème aussi chronique que les hausses continues des primes d’assurances maladie.

Vu la constante augmentation des loyers, la spéculation immobilière effrénée dans la construction d’appartements de luxe sur l’ensemble du territoire, y compris dans de rares poches encore accessibles financièrement mais qui ne perdent rien pour attendre et qu’on arrive presque à faire passer pour des Caraïbes potentielles – à la Vallée de Joux, les illustrations d’une campagne de vente d’appartements de luxe feraient presque croirequ’on y vit comme à Cancún… –, une majorité de Suisses tirent le diable par la queue et le loyer est un facteur-clé de cet appauvrissement.

LES GÉRANCES OU LES SERFS FACE À L’ARROGANCE DU SEIGNEUR

Étant donné la pénurie générale d’appartements à louer, et la pénurie encore plus forte d’appartements à loyers modérés, y compris dans la catégorie des appartements subventionnés par l’État, certaines gérances, à part la création plus ou moins officielle de « Clubs coupe-files » – on paie une somme pour avancer plus vite sur une très longue liste d’attente – vont jusqu’à suggérer fortement aux candidats des lettres de motivation aussi enthousiastes que celles qu’on envoie aux entreprises pour un emploi qu’on aimerait obtenir.

Parce qu’on n’a pas le choix, on se retrouve à rédiger des choses du style « Madame, Monsieur, mon mari, mes deux enfants et moi-même serions très intéressés par le magnifique studio borgne de 15m2 au 8e étage sans ascenseur que vous mettez à disposition sur vos listes pour le prix de Frs 1200.- sans les charges, stratégiquement situé à environ 15 km de notre lieu de travail, mal desservi par les transports publics et qui ferait notre bonheur absolu ». J’exagère à peine.

Cette arrogance ne s’arrête pas là, puisqu’en position de force, ces même gérances haussent systématiquement (et quel que soit leur état) les loyers des appartements à chaque nouveau locataire et n’appliquent jamais spontanément les baisses de loyer liées aux baisses des taux d’intérêts.

Certaines gérances, en toute impunité, se permettent par ailleurs toutes les interprétations et toutes les entorses possibles au Code des Obligations, sachant qu’une majorité de locataires modestes et en position de faiblesse, n’a pas les moyens financiers de contester une décision – la justice coûte cher, nous ne sommes pas tous égaux devant la loi, surtout quand il faut se défendre… –, et ne va pas oser réclamer quoi que ce soit de peur de se retrouver sur une liste noire qui lui rendra la recherche d’un appartement encore plus difficile qu’elle ne l’est déjà.

Cette liste noire, les gérances jurent qu’elle n’existe pas, que c’est un pur fantasme. Par exemple, dans un récent article du 4 février 2019, toujours dans Le Temps (Le droit du bail, objet de discorde), un directeur de gérance déclarait sans rire : « Parler de liste noire est absurde, un simple système de gestion offre une traçabilité sur les dégâts et les contentieux. »

J’aime beaucoup « traçabilité ».

LES DETTES, UN STIGMATE À VIE

Cette « traçabilité » est aussi vérifiable sur le très officiel Certificat de l’Office des Poursuites, que les gérances exigent, dont elles se chargeaient autrefois à leur frais et qui est aujourd’hui à la charge du locataire potentiel.

Il vaut dans les Frs 20.- et n’a qu’une validité de trois mois, après lesquels il faut le renouveler. Je vous laisse calculer les frais à long terme en cas de recherche désespérée de logement.

Sur le mien, par exemple, l’Office des Poursuites du District de Lausanne atteste que  (je souligne les passages les plus marquants) « la personne désignée (…) ne fait pas et n’a pas fait l’objet de poursuite. Elle n’est pas et n’a pas été sous le coup d’acte de défauts de bien »

En gros, on peut demander : « Est-ce que cette personne a des dettes ? » et la réponse sera oui ou non. On peut compléter la question par : « Est-ce que cette personne a eu des dettes ?». Si la réponse est oui, et même si ça fait trente ans qu’elle est remboursée, vous êtes fichés quand même.

En somme, en Suisse, dès que vous apparaissez négativement dans le système, à cause d’un divorce, d’un décès, d’une maladie ou de n’importe quel autre aléa de la vie, c’est une tache pour ainsi dire indélébile qui ressemble beaucoup au concept de « prédestination » sélective chère à Calvin.

LA PAUVRETÉ, UNE QUESTION DE MOTS ?

Dans un autre article du Temps en date du 10 avril 2018 (La Suisse compte plus de 600 000 pauvres, et la tendance est à la hausse), on signalait  qu’en 2016, selon les derniers chiffres mis à disposition par l’Office fédéral de la statistique, on estimait à 7,5% le nombre de Suisses pauvres, c’est à dire environ  460 000 personnes, auxquels il faut ajouter quelques 140 000 ‘working poors’, euphémisme anglosaxon peu transparent et bien pratique qui regroupe tous ceux qui, toute leur vie, tirent le diable par la  queue sans aucun espoir d’amélioration.

En clair, la seule différence entre un ‘working poor’ et un pauvre tout court, c’est que le pauvre peut toucher une aide sociale – qui rappelons-le est un droit et non une charité – et que cette nuance entre pauvre et ‘working poor’ est basée sur la définition administrative et officielle très précise du seuil de pauvreté en Suisse, un barème mis au point, selon le même article, par la Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS) : Frs 2247.- par mois pour une personne seule et Frs 3981.- (ce franc fait toute la différence) pour un couple avec deux enfants.

Ces chiffres arbitraires de Frs 2247.- et de Frs 3981.- par mois, c’est ce qui est considéré officiellement comme le ‘minimum vital’ avec lequel on est censé pouvoir survivre en Suisse et qui détermine si on a droit ou non à une aide sociale.

Pourquoi Frs 2247.- et Frs 3981.- ? Est-ce que c’est une moyenne calculée arbitrairement en combinant la valeur du panier opulent de la ménagère zurichoise, avec celui plus modeste de la Tessinoise et celui, intermédiaire, de la Vaudoise ? Mystère. En tout les cas, c’est largement en-dessous du coût réel de la vie, toutes régions confondues.

De toute façon, qu’on soit en dessous ou juste en dessus de ces sommes, qu’on touche ou non une aide sociale, ça fait quand même plus de 600 000 pauvres, soit presque la population de la première ville de Suisse, Zurich sans ses banlieues, dans un pays qui se vante d’être le plus riche du monde…

LA VIE EN SUISSE AVEC FRS 2247.-

C’est à partir de ce minimum vital de Frs 2247.- par personne qu’on est censé pouvoir se débrouiller sans aide, par exemple pour trouver un appartement dans une situation d’éternelle crise du logement.

Le terme de « crise » est d’ailleurs inadéquat : à partir d’une certaine durée, ce n’est plus une crise, c’est une donnée stable.

Aujourd’hui, dans les villes, quelque chose comme une simple chambre sans salle de bain individuelle ni cuisine, se deale au minimum à Frs 800.- par mois. Pour un appartement, il faut s’attendre à un loyer qui, pour la plupart des gens modestes, est devenu exorbitant et doit avoisiner les 50% du salaire, loin des 30% censés être supportables. Si on part à la campagne, c’est légèrement moins cher, mais c’est largement compensé par le prix des billets de trains.

C’est sur ce même minimum vital qu’on est aussi censé pouvoir payer sa facture d’assurance maladie obligatoire qui, selon les cantons, atteint facilement les Frs 500.- par mois et encore, avec une franchise minimale qu’on menace d’augmenter bientôt et qu’il faut payer de sa poche au moindre traitement.

Un ‘working poor’, pour économiser sur sa note, est forcé d’opter pour une franchise pouvant aller jusqu’à Frs 2000.- – à peu près le montant du minimum vital – et, souvent, préfère ne pas se faire soigner de peur d’avoir à débourser ces Frs 2000.- qu’il faut bien trouver quelque part en cas de coup dur, avec le risque de s’endetter et de passer dans la catégorie des non-solvables et tout ce que ça implique de déchéance sociale.

Il est bien entendu qu’avec un budget pareil, les soins dentaires sont hors de question…

ON DEMANDE DES STATISTIQUES UTILES

Rappelons aussi que les statistiques officielles concernent les pauvres déclarés, et on sait bien qu’en Suisse, par ignorance, par honte, par angoisse d’être fichés à vie, beaucoup de gens en situation précaire échappent au système et ne sont pas comptabilisés officiellement.

C’est pourquoi on aimerait bien disposer de statistiques officielles plus précises sur la situation générale, et notamment connaitre de manière globale et détaillée le pourcentage et le nombre total de personnes en Suisse, qui, au niveau fédéral, cantonal et communal, toutes régions confondues, touchent, à un degré ou à un autre, une aide de l’État.

Hormis le chômage – qui n’est pas une aide sociale mais une assurance dont les cotisations sont payées chaque mois par tous les salariés et dont on reçoit les compensations en cas de perte d’emploi – ces aides se déclinent en subsides pour le logement ou pour l’assurance-maladie, assistance sociale, revenu mensuel d’insertion, logements subventionnés ou encore prestations complémentaires à cause d’une retraite minimale.

Selon le pourcentage total de gens assistés par rapport à l’ensemble de la population, il y aurait à réfléchir sur le sens d’un système politique et économique qui préfère subventionner une grande partie de sa population plutôt que de demander des comptes aux florissantes entités privées (assurances, gérances, entreprises immobilières en particulier) qui sont à l’origine du problème et qui, souvent, réclament systématiquement moins d’État tout en trouvant normal que l’État prenne en charge tous les dégats collatéraux qui leur permettent de faire de juteux bénéfices.

À QUOI SERT VRAIMENT L’ASLOCA ?

Dans ce domaine, une institution comme l’Association Suisse des Locataires (ASLOCA) aurait un rôle primordial à jouer, dont les activités de lobbying à un niveau national pourraient être plus utiles et un peu mieux ciblées qu’une énième initiative visant à améliorer le sort du locataire et vouée à l’échec, par exemple celle d’octobre 2018, évidemment rejetée sans états d’âme par la commission chargée de son examen préalable.

On se demande quelquefois – malgré les grandes déclarations de son président, Carlo Sommaruga, socialiste de longue date et Conseiller national depuis 2003 – si ces initiatives pour un logement abordable qui n’aboutissent jamais ne sont pas juste un prétexte publicitaire, une manière de se profiler politiquement sans trop se mouiller non plus pour ne pas braquer certains milieux économiques qui décident de tout, y compris de quel parti a le droit de siéger au Conseil Fédéral.

Car fait-elle totalement son travail, cette ASLOCA ? C’est sûr, en échange d’une cotisation annuelle ses membres peuvent consulter – sans garantie de succès – des avocats-juristes au sujet des articles de lois du Code des Obligations dans le cas d’un litige avec une gérance ou peuvent encore s’inspirer de ses conseils sur la procédure à utiliser pour obtenir une baisse de loyer liée à la baisse des taux d’intérêts.

POUR UNE NOUVELLE ASLOCA

Mais on aimerait, par exemple, qu’à chaque illégalité commise, l’ASLOCA fasse du bruit dans tous les médias – des médias qui ne font d’ailleurs par leur travail dans ce domaine, en particulier dans le social, malgré tout le blabla sur la préférence donnée à l’info de proximité – et qu’elle emploie, toujours en tant qu’institution, ses juristes-avocats pour porter l’affaire devant les tribunaux, intenter systématiquement des procès aux gérances qui ne respectent pas la loi, et mettre fin à une impunité qui dure depuis trop longtemps.

On verrait bien l’ASLOCA déposer une initiative visant à obliger les gérances à convertir en appartements une majorité de bureaux vides depuis des années, dont beaucoup étaient de toute façon des appartements à l’origine, en particulier dans les centres villes.

On aimerait aussi que l’ASLOCA, dans ses activités de lobbying, dépose une initiative nationale visant à exiger la protection et le respect de la sphère privée contre l’emploi abusif des données récoltées sur les locataires.

De même, on aimerait bien que l’ASLOCA, en tant qu’institution d’obédience socialiste, promeuve une vraie égalité des chances de chaque candidature de locataire face aux gérances, par exemple en proposant une initiative pour que les demandes de logement se déposent uniquement via un formulaire unique et sans autre paperasse, sur le modèle des CV anonymes qui mettent toutes les candidatures sur le même pied, afin de faire cesser les exigences arbitraires et multiples actuellement en cours, source d’abus et de ségrégations de toutes sortes, qu’elles soient économiques ou raciales.

Enfin, depuis le nombre d’années que dure cette situation, on se demande bien pourquoi l’ASLOCA, et le Parti Socialiste dans la foulée, qui tous deux ne manquent pourtant ni d’avocats, ni de juristes, ni de politiciens en mal de programme électoral, n’ont pas songé à déposer une plainte collective et à attaquer légalement la Confédération et les Cantons pour non-respect et non-application de la Constitution, qui est à la base de notre État de droit ?

ET LA CONSTITUTION, BORDEL ?

 Car elle est fondamentalement anticonstitutionnelle, par exemple, cette « Modification de la loi fédérale sur la partie générale du droit des assurances sociales (LGPA) » qui a été acceptée par le peuple suisse en novembre 2018 et qui permet d’espionner les assurés sociaux qui, justement, sont en nombre exponentiel, vu la difficulté pour se loger, le prix du logement et les coûts de l’assurance maladie, entre autres.

(Je mets en gras les passages qui me semblent cruciaux)

Au Chapitre 1 de la Constitution, dans la partie intitulée « Droits fondamentaux », l’article 13 (« Protection de la sphère privée ») stipule que :

  1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile, de sa correspondance et des relations qu’elle établit par la poste et les télécommunications.
  2. Toute personne a le droit d’être protégée contre l’emploi abusif des données qui la concernent. »

En ce qui concerne la lutte contre la pauvreté, la Constitution, dans ces mêmes « Droits fondamentaux », du Chapitre I l’article 12 (« Droit d’obtenir de l’aide dans des situations de détresse »)  est aussi très claire sur le droit à l’aide sociale :

« Quiconque est dans une situation de détresse et n’est pas en mesure de subvenir à son entretien a le droit d’être aidé et assisté et de recevoir les moyens indispensables pour mener une existence conforme à la dignité humaine. »

De même, en ce qui concerne le logement et les assurances maladie, la Constitution, à l’article 41 de son Chapitre III (« Buts sociaux ») est très claire :

1 La Confédération et les cantons s’engagent, en complément de la responsabilité individuelle et de l’initiative privée, à ce que:

a) toute personne bénéficie de la sécurité sociale;

b) toute personne bénéficie des soins nécessaires à sa santé;

c) les familles en tant que communautés d’adultes et d’enfants soient protégées et encouragées;

d) toute personne capable de travailler puisse assurer son entretien par un travail

qu’elle exerce dans des conditions équitables;

e) toute personne en quête d’un logement puisse trouver, pour elle-même et sa famille, un logement approprié à des conditions supportables;

f) les enfants et les jeunes, ainsi que les personnes en âge de travailler puissent bénéficier d’une formation initiale et d’une formation continue correspondant à leurs aptitudes;

g) les enfants et les jeunes soient encouragés à devenir des personnes indépendantes et socialement responsables et soient soutenus dans leur intégration sociale, culturelle et politique.

2. La Confédération et les cantons s’engagent à ce que toute personne soit assurée contre les conséquences économiques de l’âge, de l’invalidité, de la maladie, de l’accident, du chômage, de la maternité, de la condition d’orphelin et du veuvage.

3. Ils s’engagent en faveur des buts sociaux dans le cadre dValaise leurs compétences constitutionnelles et des moyens disponibles.

4. Aucun droit subjectif à des prestations de l’Etat ne peut être déduit directement des buts sociaux.

Au final, qui sont ceux qui profitent et qui abusent du système ? Pas les pauvres, à mon avis.

 

Photo de couverture d’un ouvrage de Marie-France Vouilloz Burnier sur l’évolution de la santé en Valais entre 1815 et 2015

Féminisme sixties vs Féminisme Post-Millenial

Dans la récente histoire du mouvement féministe, il est intéressant de comparer le travail de sensibilisation effectué dans les années 60-70 par la grande vidéaste féministe valaisanne Carole Roussopoulos, dont j’ai parlé dans mes deux articles précédents, Valaisanne, de gauche et féministe : Carole Roussopoulos ou la vidéo militante et 1969, année érotique (mais pas pour tout le monde) et les derniers avatars d’un féminisme ambigu apparu ces dix dernières années.

Un exemple : le groupe Tages Anzeiger (24 Heures, Tribune de Genève, etc…), décidément jeune, créatif et dynamique, liquide sans état d’âme son quotidien Le Matin – qui, de toute façon, était devenu un 20 Minutes, produit par le même groupe et avec le même contenu, mais payant – et lance le gratuit Friday, en français dans le texte, un supplément du 20 Minutes, un magazine distribué partout, qui se veut ‘tendance’ et rentable, on l’espère pour eux.

UNE PRESSE INSTAGRAM

Pour user d’un jargon cool, je dirais que ça faisait longtemps que je n’avais pas lu quelque chose d’aussi girly : que des conseils sur les maquillages, les vernis à ongles, les fringues, les accessoires, avec des annonceurs qui doivent payer cher pour être mentionnés et dont le financement publicitaire, une fois soustraits les frais de production, ceux de la très maigre partie rédactionnelle et le salaire des rédactrices, doit rapporter de gros bénéfices.

L’équivalent papier des trendeuses sur Instagram, en somme : les couvertures sont glamour cheap trash et les accroches racoleuses, avec en prime la touche dernier cri du féminisme très sexe qui se pratique aujourd’hui.

À cet égard, l’édition de juillet/août frappait fort avec, en une, la photo du top-modèle du moment, la poitrine dégagée et les lèvres entrouvertes et pulpeuses : « Emily Ratajkowski suscite la controverse : Bimbo ou féministe ? », entourée de deux autres sujets majeurs, un reportage (« La boxe, c’est bon pour le mental ») et un article beauté (« On a testé les coiffures de l’été »).

UN FÉMINISME COSMÉTIQUE ?

Celle de septembre fait encore plus fort, avec la photo de deux nymphettes grunges et le titre Fashion addicts, et deux autres articles mis en avant, un article tourisme : « Voyage : Décollage pour Denver » et un article société « Féminisme de façade ».

On continue dans cette réflexion sur le féminisme hot par un contenu très cohérent :

– « Friday Family : des mecs trop frais »

– « Mode: sandales et vernis assortis »

– « Beauté : nos astuces pour la pédicure »

– « Actu mode : jeux de perles »

-« Moodboard : embarque pour la Grèce ! »

– « Beauté : on a testé des accessoires pour les cheveux »

– « Mode : un automne very trendy »

À TU ET À TOI

Un style et un ton faussement adolescent ou le franglish et le tutoiement sont de rigueur, of course, du genre : « Mamie Chic : quand le service à thé so British rencontre le satin et le tweed, ça donne ça. N’hésite pas à piocher dans la garde-robe de grand-maman pour t’en inspirer. »

Pour ne pas plomber les quarante-deux pages résolument fashion et abondamment illustrées avec les produits à vendre, l’article de fond sur le « Féminisme de façade » ne fait heureusement qu’une page que le chapeau résume amplement (pas besoin de se taper tout l’article) : « Notre journaliste s’étonne que de nombreuses femmes se revendiquent féministes sur les réseaux sociaux mais ne s’offusquent pas des inégalités dans la vie réelle. »

Du lourd, quoi.

LE MESSAGE C’EST LE NON-MEDIUM

Je me pose la question : quel est le public-cible ?

Pas le public masculin, c’est sûr.

Les gamines de 14 ans ? Mais ont-elles le fric pour se payer un sac à main à Frs 120.- minimum?

Les femmes de 20-30 ans ? Mais est-ce qu’elles ont l’âge mental d’une adolescente de 14 ans ?

Vous me direz : si la pub paie la publication, où est le mal ?

Après tout, ce ne sera pas la première fois qu’un magazine n’a pas besoin de lectrices/lecteurs, voire de journalistes, pour être rentable.

1969, année érotique (mais pas pour tout le monde)

1969, année érotique (mais pas pour tout le monde)

L’importance sociologique du travail de la documentariste Valaisanne Carole Roussopoulos, à qui je rendais hommage dans mon précédent article, saute aux yeux et aux oreilles à chaque visionnement d’une de ses vidéos, par exemple cette enquête-entretien qui date de 1969 sur le thème ‘Rester à la maison ou travailler’.

1969, IL Y A 50 ANS À PEINE

Pour mémoire, la femme, en Suisse, était encore une citoyenne de seconde zone et ne pouvait toujours pas voter (il lui faudra attendre deux ans de plus).

J’y suis d’autant plus sensible que ma mère, Nelly Vuillemin (1937-2014), Suissesse pure souche, originaire de Renan, dans le canton de Berne, divorcée, deux enfants, a d’abord fait trois ans d’apprentissage de vendeuse dans les magasins Uniprix, à Lausanne – elle y a obtenu son « Certificat Fédéral de Capacité » –, avant de chercher de meilleures conditions de travail, de salaire et d’horaires « dans les bureaux » comme on disait alors.

Concrètement, ça veut dire que jusqu’à l’âge de 34 ans, et pendant près de la moitié de sa vie professionnelle, sans compter des conditions matérielles compliquées, ma mère n’a pas été considérée comme une citoyenne à part entière.

Et ne parlons pas de mon père, Fernando Belluz (1938-2016), immigré italien de la région de Venise, divorcé, remarié et quatre enfants en tout, qui, lui aussi, après un brillant apprentissage de mécanicien en Suisse – couronné d’un « Certificat Fédéral de Capacité » –, a subi sa grosse part de discriminations et de difficultés matérielles pendant de très longues années.

Vous me direz que ça n’a rien à voir. Mais si, quand même.

MAI 68 : UNE RÉVOLUTION BOURGEOISE

C’est aussi la crue réalité sociologique de cette époque, la vie matérielle difficile des gens modestes, bien loin de la révolte bourgeoise de mai 68, qu’on perçoit dans les entretiens que filme Carole Roussopoulos, ce qui en fait la valeur inestimable.

C’est fascinant d’entendre ces femmes parler de leur vie, de leur envie de travailler, des raisons qui les poussent à travailler, qui ne sont pas seulement économiques. Le mot qui revient à chaque entretien c’est « indépendance ».

C’est effarant d’entendre un garçon, qui doit avoir dans les 8-10 ans, proférer des clichés sur la fragilité des filles, « qui de toute façon ne sauraient même pas manier un fusil ».

Ce gosse, qui ne fait que répéter ce qu’il entend autour de lui, a déjà intégré ce qui était transmis par la société de l’époque aux enfants, garçons et filles, que ce soit à l’école, à la télévision ou en famille, une certaine image de la femme et de l’homme imprégnée de l’air du temps, cette époque précise, juste un an après mai 68.

Ce qui transparait aussi dans ces entretiens, c’est tout le rapport de force, la violence même, économique, psychologique, physique, de la société à l’égard des gens modestes, et en particulier à l’égard des femmes.

Et c’est aussi la résistance à cette violence par l’humour, un côté malin, une vision lucide, narquoise quelquefois, et pleine d’optimisme pour un avenir personnel meilleur.

Les vidéos de Carole Roussopoulos nous rappellent combien ce combat, cette évolution vers plus d’équité pour tout le monde a été nécessaire et utile, qu’il a porté ses fruits, qu’il a été bénéfique à toute la société, tant pour les femmes que pour les hommes, et qu’aujourd’hui, par exemple, on n’imaginerait même pas se poser la question de savoir si la femme est capable d’être une citoyenne à part entière.

Ça n’a pas été facile, ça s’est passé il n’y a pas très longtemps et, à cause des fluctuations économiques, entre autres, ce n’est peut-être pas aussi permanent qu’on l’espérerait.

Ailleurs, c’est toujours un combat, et qui est loin d’être gagné.

Ne l’oublions pas.

Valaisanne, de gauche et féministe : Carole Roussopoulos ou la vidéo militante

Magnifique, ce ‘Carole Roussopoulos. La vidéo pour changer le monde‘, l’hommage, avec projections, que la Médiathèque de Martigny a rendu cette année à la grande vidéaste militante valaisanne Carole Roussopoulos (1945-2009) : dans l’actuel débat, en Suisse comme ailleurs, sur les relations hommes-femmes et sur les inégalités persistantes de traitement, sa démarche et l’importance historique de son travail sont fascinants d’intelligence.

C’est que cette intellectuelle de bonne famille – née de Kalbermatten, les banquiers valaisans – fait d’abord des études de Lettres à l’Université de Lausanne jusqu’en 67, puis se retrouve à Paris où elle travaille pour le magazine Vogue, d’où elle est licenciée après quelques mois.

Sur les conseils de son ami l’écrivain Jean Genet, elle utilise ses indemnités de licenciement pour acheter la toute nouvelle caméra vidéo portable de marque Portapack, fabriquée par Sony et dont il n’existait alors qu’une dizaine en circulation en France (Jean-Luc Godard en avait une).

En 69, Carole Roussopoulos fonde le collectif Vidéo Out et, avec son mari, se met au service de l’histoire sociale et politique, qu’elle a su filmer au plus près, non seulement pour en conserver la mémoire, mais aussi pour diffuser les témoignages de celles et ceux qu’on n’entend jamais, qui n’ont pas accès aux médias – en France, les chaines publiques de télévision étaient déjà assujetties au oligarchies politiques, économiques et culturelles – en une suite de bouleversants portraits saisis au vif au cours de différents évènements qui suivirent mai 68.

ÊTRE LÀ OÙ IL FAUT ET ENREGISTRER L’ÉVÉNEMENT

Pour la vidéo Jean Genet parle d’Angela Davis (1970), Genet, à qui la chaine française Antenne 2 avait demandé une déclaration sur le sort de la militante noire Angela Davis aux États-Unis, s’était méfié et avait dit à Carole Roussopoulos de filmer cette déclaration en parallèle. Avec raison : seule nous reste cette vidéo, la direction d’Antenne 2 ayant décidé de ne pas diffuser le message, trop radical pour une chaine étatique…

La vidéo du débat des militants du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (F.H.A.R., 1971) restitue dans sa fraicheur, sa nouveauté, son audace, toute la réflexion sur les notions de sexe et de genre, d’hétérosexualité, d’homosexualité ou de bisexualité, de normalité ou d’anormalité. On se dit qu’on n’a pas beaucoup avancé, malgré les apparences…

Les portraits émouvants, magnifiques de Monique et de Christiane dans les chroniques filmées à l’usine LIP de Bezençon (1976) restent étonnants de vérité dans l’expression de la réalité économique et professionnelle d’une majorité silencieuse, une réalité prolétaire et quotidienne que ces deux femmes expriment avec lucidité et sincérité et qui touchent, parce qu’aujourd’hui encore on n’entend pas souvent ça dans les médias.

LA VIDÉO COMME MOYEN DE CONTRE-INFORMATION

« Les Insoumuses », le collectif que Carole Roussopoulos avait fondé avec ses amies Delphine Seyrig et Ioana Wieder, n’épargnait pas non plus les médias dominants.

Dans Maso et Miso vont en bateau (1976), le titre – ‘masochiste’ et ‘misogyne’ abrégés – faisait allusion aux inepties proférées à la télévision par Françoise Giroud (alors Secrétaire d’état à la condition féminine) lors d’une émission de Bernard Pivot intitulée : Encore un jour et l’année de la femme, ouf ! c’est fini (30 décembre 1975, sur Antenne 2). Intercalant avec humour les images de l’émission et le commentaire off, reprenant certaines réponses de la ministre en les lui faisant répéter, y ajoutant des textes à la main et des chansons narquoises, la vidéo reste un exemple d’insolence, d’humour et de liberté de pensée.

Les contraintes subies par les actrices dans les milieux du cinéma sont clairement exposées dans Sois belle et tais-toi (1976), une suite d’entretiens. Quarante ans avant l’affaire Weinstein, Jane Fonda expliquait à Delphine Seyrig les exigences physiques des studios et des producteurs…

Quant à la dictature masculine, elle est attaquée de front dans S. C. U. M. Manifesto (1976) sur un texte de Valerie Solanas – emprisonnée aux États-Unis pour attentat contre Andy Warhol et les ‘male chauvinist pigs’ – où Delphine Seyrig et Carole Roussopoulos se partagent l’écran autour d’une table, la première lisant le manifeste féministe de Solanas, la seconde le tapant à la machine, avec entre les deux, au centre, un poste de télévision diffusant les informations du jour (la guerre des hommes au Liban, la marche des femmes pour la paix à Belfast…).

« LE RÔLE DES IMAGES DANS LA TRANSMISSION EST DÉCISIF »

Grâce à l’extraordinaire travail de Carole Roussopoulos et de son mari, le peintre et mathématicien grec Paul Roussopoulos, qui l’assistait dans les interviews et les prises de vue et s’occupait aussi du montage, c’est tout une histoire sexuelle, sociale et politique qui est conservée, avec sa fraîcheur, son humour et ses espoirs.

Dans une série d’entretiens filmés par Hélène Fleckinger en août 2002, la vidéaste valaisanne était aussi lucide sur les circonstances qui avaient permis ce Printemps des femmes : « Le mouvement de libération des femmes n’aurait probablement pas pu exister si nous n’avions pas été dans une conjoncture économique très favorable, Les grands mouvements de société peuvent se faire quand les choses vont bien ».

Elle soulignait aussi le côté facétieux qui ponctuait toujours ce militantisme visuel: « Une des actions que je trouve la plus géniale, et qui me fait encore aujourd’hui le plus rigoler, c’est le dépôt de la gerbe de fleurs à la mémoire de la femme du soldat inconnu. Tout le mouvement est résumé dans l’humour et la justesse de cette action ».

Elle ajoutait : « Dans les débats qui suivent les projections de Debout ! la première chose que les gens disent : ‘Je ne savais pas que les féministes étaient comme ça !’ Je suis très étonnée de voir que les jeunes découvrent que les filles avaient beaucoup d’humour, étaient belles et pas dogmatiques ! Les vidéos montrent les yeux qui brillent encore aujourd’hui, trente ans après. Le rôle des images dans la transmission est donc décisif : elles permettent de casser les clichés. »

La culture suisse aux artistes : « La télévision m’a tuer »

L’embêtant, avec l’initiative No Billag, c’est qu’elle ne fait pas dans la nuance. La redevance annuelle non plus, hélas, qui finance à la fois une programmation radiophonique de haut niveau où la culture est mise en valeur, mais aussi une programmation télévisuelle en dessous de tout dans laquelle, même avec la meilleure volonté du monde, on serait bien en peine de trouver quoi que ce soit qui correspondrait à son cahier des charges (favoriser la diversité culturelle et la diffusion de la production culturelle suisse, par exemple…) à part quelques émissions alibis et superficielles à des heures indues et juste là pour sauver la face et justifier le budget.

L’embêtant avec l’argumentation contre No Billag, c’est que, pour des raisons d’efficacité politique, elle ne fait pas non plus dans la nuance : un tract récent de Suisse Culture, l’Organisation faîtière des associations de créateurs artistiques et de professionnel des médias, souligne que soutenir le service public culturel d’une radiotélévision suisse, c’est attacher de la valeur à (c’est moi qui met en gras) :

– « la diversité d’une offre culturelle faite d’informations critiques et de programmes authentiques produits en Suisse : musique, films, textes, arts visuels, festivals, concerts en direct »

– « la possibilité pour les artistes de publier et de diffuser leurs projets et leurs oeuvres »

– « l’encouragement de la production et de la réflexion culturelles dans les médias, dans l’esprit d’une société démocratique et solidaire »

En revanche, Suisse Culture avertit que soutenir No Billag, c’est, entre autres :

– « aboutir à une large privatisation ou commercialisation de l’encouragement de l’art et de la culture par les médias suisses »

– « détruire la diversité culturelle, c’est à dire restreindre fortement la diversité de la diffusion et de la production culturelle en Suisse : d’où sensiblement moins de musique suisse à la radio et sur internet, pas de films suisses à la télévision et au cinéma, plus d’histoires ou pièces radiophoniques à la radio, peu ou pas de festivals, moins de mise en réseau et d’informations »

LA RADIO SUISSE ? BRILLANTE !

J’ai évidemment voté contre No Billag pour toutes les raisons que l’on sait, sans compter mon intérêt personnel bien compris : si d’aventure un de mes textes ou une de mes prestations scéniques étaient diffusés à la radio ou à la télévision, ça me ferait beaucoup de pub et j’aurais peut-être droit à une (très modeste) rémunération. « Des p’tits sous », comme dirait ma grand-mère, pour une fois plutôt réaliste…

De ce côté-là, rien à dire concernant la radio, qui remplit son cahier des charges de radio nationale, de soutien aux artistes locaux, de représentation des différentes sensibilités nationales et qui, sur ses quatre chaines, mais en particulier sur la Première et sur Espace 2, fait un travail extraordinaire de mise en valeur du patrimoine suisse, par des interviews, des documentaires, et aussi par ses créations notamment grâce à David Collin, qui dirige Le Labo, la structure fiction d’Espace 2, à qui l’on doit un renouveau du genre à la radio – je recommande la brillante série pastiche Hillary et Donald à la Maison Blanche jouée par une kyrielle d’artistes (Michèle Durand-Vallade, Jean-Luc Borgeat, Edmond Vuilloud…) et concoctée par d’excellents auteurs (Isabelle Carceles, David Collin, Alain Freudiger…) ou Les évadés du Spitzberg de Jonas Pool, dont l’excellente qualité a été relevée tout récemment par le magazine français Télérama.

Entre parenthèse, je ne comprends pas pourquoi la radio ne fait pas l’objet, au même titre que la télévision, d’une vraie présentation détaillée et critique des programmes dans nos quotidiens et nos magazines, en particulier ceux du groupe Ringier Axel Springer Suisse SA (Le Temps, l’Illustré, TV8), qui trouveraient là un nouveau débouché non seulement apprécié par les fans de radio, mais aussi utile à la mise en valeur efficace d’une part importante de notre culture, et de l’extraordinaire vitalité de notre radio : ça se fait bien en France, dans l’Obs et dans Télérama, pourquoi pas en Suisse ?

LA TÉLÉVISION SUISSE ? QUELLE TÉLÉVISION SUISSE ?

En revanche, c’est avec tristesse et en trainant les pieds que j’ai voté contre No Billag au profit d’une télévision d’état qui ne remplit pas du tout son cahier des charges.

Car il y a plusieurs questions à se poser, et notamment sur l’utilisation du budget de l’audiovisuel national suisse financé par Billag, c’est à dire par la redevance que chacun paie.

À part les frais de fonctionnement normaux (matériel, studios, personnel), on aimerait bien disposer de chiffres précis sur l’utilisation du budget dans la programmation :

quel est le pourcentage du budget à l’achat de fictions américaines et étrangères qui, en Suisse, occupent tout de même, en moyenne, plus de 15 heures quotidiennes de cerveau(x) disponible(s) ?

– quel est le pourcentage du budget pour des émissions présentant la vie culturelle suisse (interviews d’écrivains et d’artistes, concerts, récitals à la télé, etc.) ?

– quel est le pourcentage du budget utilisé pour la création suisse (produite par la télévision ou la radio, séries télévisées, documentaires, reportages, cinéma) ?

pourquoi RTS Deux est-elle une chaîne consacrée presque exclusivement au sport alors que dans le meilleur des cas, le public-cible doit se monter à 50% de la population (hommes et femmes confondus, le sport n’intéresse pas tout le monde) ?

LA TÉLÉVISION SUISSE N’A PAS DE PLACE POUR LES CRÉATEURS SUISSES

Il faut se faire une raison : un créateur suisse qui scruterait avec espoir la grille des programmes de télévision susceptible de présenter son travail littéraire, théâtral, musical, chorégraphique, cinématographique ou autre, aurait en tout et pour tout environ 20 minutes quotidiennes de programmation disponible, qui se résume à un passage au Journal Télévisé de RTS UN pour un sujet de 10 minutes à tout casser.

J’exagère ?

Prenons le cas de la grille de programmes télé du samedi 10 février 2018 (le samedi, jour d’audience maximale, bien utile pour tout créateur) :

7.25 RTS Kids : La maison de Mickey Mouse, Hé, Oua-Oua, The Furchester Hotel, La Pat’Patrouille, Mile dans l’espace, La tribu Montichi, Crakan Studio présente (sur 3 heures, environ 50% de production anglo-saxonne)

10.15 : Quel temps fait-t-il ?

10.30 : Clo-Clo, la revanche du mal-aimé (2 heures de documentaire français)

12.25 : Interface

12.45 : Le 12.45 (info)

13.15 : Météo

13.25 : Faut pas croire

13.55 : Les dragons de Komodo, une histoire d’amour (1 heure de documentaire étranger)

14.55 : Dossiers criminels : l’affaire Thomas Chevallier : l’étrange meurtre du notaire (une heure de série documentaire française)

15.45 : Columbo (1 heure de série américaine)

17.05 : Prof T

18.45 : Les saisons de « Pique-assiette »

19.15 : Météo

19.20 : Swiss Loto (en français dans le texte)

19.30 : Journal télévisé

20.00 : Météo

20.05 : Le Grand Quiz (jeu télévisé)

21.55 : Cinquante nuance de Grey (2 heures de série américaine)

0.00 : Homeland (2 heures de série américaine)

En résumé, sur 17 heures de programmation, la RTS UN diffuse environ 10.30 par jour de programmation étrangère (programmes pour enfants compris), 6.30 de production plus ou moins suisses, où je relève en particulier, par ordre de durée, le Journal Télévisé (1 heure), les jeux Swiss Loto et le Quiz (1 heure), la météo (45 minutes), Faut pas croire (30 minutes), Pique-assiette (30 minutes).

Quant à RTS DEUX et ses 24 heures de programmation, on arrive à 23.20 de programmation de sport et 40 minutes de non-sport, c’est à dire, le Journal Télévisé (30 minutes) et le Trio Magic (10 minutes).

LA TÉLÉVISION PUBLIQUE SUISSE ? UNE TÉLÉVISION AMÉRICAINE !

Le reste de la semaine, dimanche compris, ça ne s’arrange pas, voici une petite statistique de ce qu’on pouvait voir du 12 au 16 février 2018 :

American Crime (90 minutes), Chicago Police (40 minutes), Cold Case (45 minutes), Friends (30 minutes), Hawaii 5-0 (90 minutes), Heartland (90 minutes), Inspecteur Lewis (90 minutes), Le monde nous appartient (30 minutes), Les Feux de l’amour (40 minutes), Life in Pieces (20 minutes), MacGyver (90 minutes), Monster (120 minutes), New York Unité Spéciale (90 minutes), Occupied (110 minutes), Outlander (120 minutes), Plus belle la vie (30 minutes), Pure Genious (45 minutes), Retour à Cedar Cove (90 minutes), Suits (90 minutes), Top Models (25 minutes), Wilder (120 minutes)

C’est à dire 21 séries étrangères, environ 1495 minutes, soit 25 heures quotidiennes de programmation presque exclusivement américaine répartie sur les deux chaines nationales de langue françaises, et je ne comptabilise pas les téléfilms et les films.

MAIS LA CULTURE SUISSE À LA TÉLÉVISION SUISSE, ALORS ?

Prenons le problème à l’envers et cherchons sur RTS Un et RTS Deux, pour la même semaine, les programmes culturels susceptibles de mettre en valeur les créateurs suisses (je ne compte pas Pique-Assiette, ni Le Grand Quiz, ni les courts sujets quelquefois culturels du TJ) :

Samedi 10 février : rien

Dimanche 11 février : ‘Pardonnez-moi’, avec Darius Rochebin (manque de pot, il reçoit Gérard Depardieu, mais bon) – 45 minutes

Lundi 12 février : Rien

Mardi 13 février : Rien

Mercredi 14 février : Infrarouge, consacré justement au débat sur Billag (60 minutes)

Jeudi 15 février : Rien

Vendredi 16 février : Rien

En gros, 105 minutes, soit 1 heure 45 disponible pour la culture nationale, quand Darius Rochebin et Infrarouge veulent bien s’intéresser à un sujet culturel suisse.

CONTRE ‘NO BILLAG’ MAIS POUR UNE VRAIE TÉLÉVISION SUISSE

C’est que la programmation à la télévision suisse reste coincée dans une problématique à mon avis dépassée.

D’un côté, elle veut essayer de récupérer la jeune génération qui, aujourd’hui, ne regarde plus la télévision, préférant se faire son propre programme via internet.

De l’autre, elle ne veut pas perdre les autres générations, les 40 ans et plus, une clientèle qui aurait tendance à aller voir ailleurs, ce qui explique les séries télévisées américaines achetées à tour de bras pour faire concurrence aux chaines françaises (ou allemandes, ou italiennes) et pour que les téléspectateurs suisses restent sur les chaines nationales, mais aussi les interviews de prestige de Darius Rochebin avec de grandes stars étrangères.

Mais, dans une télévision publique et subventionnée, concevoir une programmation télévisuelle et utiliser la majeure partie du budget à la promotion de produits culturels étrangers au pays pour empêcher que les spectateurs aillent voir ailleurs, est-ce que c’est vraiment de la programmation ? Et est-ce que ça remplit le cahier des charges ?

Les temps ont changé, les publics ont changé et la vie d’une programmation s’est rallongée et donc rentabilisée par la multiplicité des supports, la chaine franco-allemande Arte en est un bon exemple à ce niveau-là : elle touche à l’universel par sa manière passionnante de traiter des sujets ambitieux et pourtant souvent très locaux.

On pourrait penser que son audience limitée la rendrait invivable sans les subventions. Pourtant, sur le court et le moyen terme, ses programmes sont ensuite revendus avec succès à d’autres chaines dans le monde entier et présentés, diffusés, vendus sous formats DVD ou par téléchargement. Un fond culturel et un futur patrimoine de très haute qualité est en train d’être constitué qui sera très rentable à long terme.

Cette votation sur No Billag, c’est l’occasion rêvée pour repenser complètement la programmation de notre télévision nationale dans le sens d’une plus grande ambition, d’une plus grande créativité et d’une vraie proximité avec son public à tous les niveaux.

Contre No Billag, c’est sûr, mais pour une télévision suisse ambitieuse.

Coup de sac !

La Suisse appartient à ceux qui se lèvent tôt, hélas

LE SYNDROME POST-VACANCES

Je ne sais pas vous, mais je trouve que la rentrée est rude. J’en souffre depuis la petite enfance car, horaires suisses obligent, même si ma rentrée était alors surtout scolaire, ça ressemblait déjà beaucoup à la douloureuse reprise automnale et matinale du boulot qui, années après années, a suivi la fin de mes études.

Je signale en passant aux autorités sanitaires suisses que dans un pays d’avant-garde, l’Espagne, et malgré un ensoleillement maximal et des horaires a priori plus respectueux des droits de l’homme, le traumatisme de la rentrée est devenu une pathologie officielle : pas une semaine sans que les médias ibères ne traitent des nombreuses victimes du terrible syndrome ‘postvacacional’.

Certains cas très graves peuvent mener à des arrêts de travail, à des dépressions carabinées, voire à des dépenses excessives et compensatoires au centre commercial du coin.

 RÉVEIL DU MATIN, CHAGRIN

Il y a quelques années, dans une maxime qui synthétisait le problème, Jean-Luc Benoziglio, brillant écrivain suisse trop tôt disparu, avait pourtant tenté d’avertir les autorités sur les conséquences dramatiques d’un manque de flexibilité au niveau des horaires sur la créativité nationale : « Le Suisse se lève tôt, mais se réveille tard ».

Et comme le Suisse lève-tôt mais, plus lent à la détente, a tendance à confondre, dans son autosatisfaction somnolente, horaires contraignants et richesse nationale, il ne s’intéresse pas assez aux autres manières de faire et de vivre, en matière d’horaires, de transports publics ou d’abonnements intégrés, par exemple.

Un quelconque piéton cultivé voulant se rendre à la Fondation littéraire Jan Michalski – où l’on  peut effectuer des études entomologiques sur les écrivains en résidence, s’épanouissant dans un fastueux écosystème de cages dorées plutôt que dans leur habituel biotope de tours d’ivoire désargentées –, comprendra l’ampleur de la problématique au moment d’acquérir son billet à l’automate des Transports Lausannois (TL) pour un périple Lausanne-Montricher.

Sur la base d’une toute petite carte délimitant chaque zone de la « Communauté tarifaire vaudoise Mobilis » et conçue avant tout pour le/la retraitée presbyte, il faut, pour son billet, sélectionner sur un écran tactile indépendant de ladite carte les numéros aléatoires des zones à traverser pour arriver au Parnasse. Concrètement, on part de Lausanne-centre (zone 11), on passe par Renens (zone 12) puis, successivement par la zone 30, 31, 33, 34 et 37 pour arriver à Montricher (zone 38).

Pour des questions de santé mentale, on évitera de se demander pourquoi Lausanne, point de départ de ladite Communauté tarifaire, porte le numéro 11 et pas le 1, ou pourquoi Montricher porte le numéro 38 et pas le 22 ou le 47. Ceux qui auront tenté l’explication pour l’étranger de passage ne s’en sont jamais remis.

MAIS COMMENT FONT LES AUTRES ?

Si le Suisse se réveille tard, c’est peut-être aussi parce que s’étant levé tôt, il est un peu raplapla à la sortie du travail, une explication comme une autre pour une réputation tenace de lenteur, qui, à mon avis, tient plus de l’engourdissement que du réel manque d’intelligence au moment de chercher, le soir, l’esprit libre, des réponses simples, créatives, voire récréatives, aux problèmes quotidiens, zonards ou pas.

Ailleurs, dans les transports publics, à Londres, à Amsterdam, à Paris, à Barcelone, à Athènes, il y a longtemps que le créatif couche-tard lève-tard reposé a créé sur la carte de l’automate un petit nombre de zones et de tarifs, cinq au maximum, de couleurs différentes, qui partent en rayon depuis la capitale ou le chef-lieu.

Remarquons aussi, en comparant ce qui est comparable, qu’à protestantismes et climats apparentés – pluvieux, sombre, froid avec luminosité minimale pendant de longs mois –, l’Anglais moyen ne se lève jamais à 06.00 heures du matin pour arriver au travail à 07.00 ou 08.00 heures. 09.30 est considéré comme tôt, et c’est plutôt vers 10.00 que la vie économique et administrative commence, comme d’ailleurs aux Pays-Bas ou dans le nord des États-Unis.

Pour ne pas froisser des sensibilités promptes à tout mettre sur le compte d’une lascivité et d’une paresse chroniques induites par des siècles d’incurie et de religion non réformée, j’évite de trop m’arrêter sur des pays méditerranéens (Espagne, Italie, Grèce) où l’on est pourtant vif et débrouillard et où, malgré des horaires plus impressionnistes, le travail se fait et où on arrive toujours à bon port.

FAUT-IL SOUFFRIR POUR ÊTRE BON ?

En pays calviniste, les horaires de travail se doivent d’être contraignants, sinon ce ne serait pas du vrai travail. Tout comme ceux de l’école, d’ailleurs, qui, pour avoir l’air sérieuse, fait se lever ses petit(e)s élèves à 6.00 du matin en plein hiver, en pleine nuit, dans le froid, pour qu’ils arrivent hagards mais avides de savoir dans les écoles éclairées au néon, ces oasis de culture illuminant la toundra hivernale helvétique.

Mais quand même : j’ai beau me répéter chaque matin, pour me consoler, que le monde appartient aux gens qui se lèvent tôt, j’ai de gros doutes.  Je ne peux m’empêcher de penser que si les politiciens suisses se levaient à midi, la face du monde en eût été changée et, les yeux encore collés par une nuit de sommeil trop courte due à un indécrottable biorythme binational italo-suisse peu compatible avec les exigences économiques de la nation, je me dis que c’est surtout le monde du matin qui appartient aux gens qui se lèvent tôt.

Pour le monde du soir et de la nuit, pas sûr : il reste peu de temps de cerveau disponible une fois le frugal souper expédié devant les nouvelles télévisées. Une longue suite de bâillements prémonitoires et l’appel désespéré d’un lit de taille variable qui n’attend que le corps fourbu du travailleur helvète lève-tôt standard annoncent très vite l’heure du repos du guerrier jusqu’à la diane de 6.00 heures et un nouveau matin qui chante allègrement.

D’où ma question, très intéressée : vu les bouchons dans les villes et sur les autoroutes, matin et soir, toujours aux mêmes heures, pour aller au et revenir du travail, et vu les cohues, de 20.00 à 23.00, dans les magasins Migros et Coop des grandes gares suisses, alors que dans le reste du pays les magasins sont fermés depuis 19.00, est-ce qu’il n’y aurait pas lieu de fluidifier tout ça en permettant aux lève-tard de se lever tard et de travailler plus tard, ce qui favoriserait, par la même occasion, une permanence plus étendue dans certains services, notamment à l’administration ?

La berline d'Isaac de Pictet (1789)

La Genève épicurienne de l’historienne Corinne Walker

MAIS QUE FONT LES PASTEURS ?

Vous avez toujours pensé que Genève était un nid de puritanisme calviniste ? Que depuis des siècles on y a suivi à la lettre des règles somptuaires ressemblant à des ‘fatwas’ imposées par des générations de pasteurs ? Détrompez-vous : on ne peut être à la fois censeur et au courant du dernier cri – les pasteurs n’arrivaient pas à suivre !

Vous me rétorquerez que Genève, ville-état, et République indépendante sur près de trois siècles (une sorte de Monaco calviniste et prospère entre Suisse et France) est pourtant fameuse pour ses terribles lois interdisant toute frivolité et, par extension,  tout ce qui est plaisir, le plaisir étant par excellence une tentation du diable.

Vous me ressortirez un D’Alembert, qui, dans son article Genève de L’Encyclopédie, notait : « Des lois somptuaires défendent des pierreries et de la dorure, limitent la dépense des funérailles, et obligent tous les citoyens à aller à pied dans les rues […] On ne souffre point à Genève de comédie ; ce n’est pas qu’on y désapprouve les spectacles en eux-mêmes, mais on craint, dit-on, le goût de parure, de dissipation et de libertinage que les troupes de comédiens répandent parmi la jeunesse ».

Pas si simple.

GENÈVE, SES CHEFS-D’OEUVRE, SES CROÛTES

 La facétieuse historienne Corinne Walker, fouilleuse invétérée d’archives de toutes sortes (procès, inventaires, correspondances privées, etc.) et dénicheuse hors pair d’illustrations ou de tableaux improbables (croûtes ou chefs-d’œuvre) démontre, en comparant images et textes, que la réalité officielle était non seulement assez loin de la réalité vécue, mais qu’en plus, si les lois se succédaient avec autant de régularité, et toujours en retard d’une mode, c’est bien que les riches et les puissants n’en faisaient qu’à leur tête. Et pas seulement : la plèbe avait aussi tendance à tirer sur la corde…

Dans des livres magnifiquement illustrés, ainsi que dans de nombreux articles aux titres délicieusement frivoles –  Dentelles et jeu des apparences aux XVIIe et XVIIIe siècles ; Du plaisir à la nécessité. L’apparition de la lumière dans les rues de Genève à la fin du XVIIIe siècle ; Des couleurs et des sons. Le goût des arts à Genève au XVIIIe siècle… – l’historienne genevoise, d’une plume élégante, sensuelle et souriante (tout le contraire du calvinisme) fait revivre cette Genève dont on ne parle jamais, qui aimait les arts, se piquait de musique, et suivait de très près la mode européenne, française et anglaise, surtout.

C’est ce qui ressort de sa passionnante Histoire de Genève : de la cité de Calvin à la ville française (1530-1813)

 LES GENEVOIS : DES FASHION VICTIMS

 « Contrairement aux consommations alimentaires qui, en dehors des allusions aux festins et à la vaisselle, n’ont pas donné lieu à une réglementation somptuaire spécifique, les habits sont une véritable obsession pour les magistrats. Pas une année ne se passe sans que les nouveautés vestimentaires ne soient discutées par les conseils. Mais on a beau en appeler à la modestie, la fantaisie surgit partout et l’imitation est maîtresse des comportements. On a beau rêver d’un ordre immuable, la mode change sans que les lois somptuaires n’y puissent rien. Pire encore, elles ont un effet contraire à celui qu’elles visent, car pour leur échapper les tailleurs, les dentellières, les passementiers et les marchandes mode rivalisent d’imagination. Le goût de l’éphémère s’impose contre celui de la permanence. Les plus riches prennent l’habitude de changer d’habits selon les saisons, voire selon les heures de la journée ; les vêtements sont sans cesse raccommodés et transformés au goût du jour avant d’être donnés aux domestiques. »

LES PASTEURS INTERDISENT LES ROBES DÉPASSANT 2M75 DE CIRCONFÉRENCE !

« (…) Comme ailleurs on suit à Genève la mode française, puis la mode anglaise qui s’accorde mieux aux nouvelles exigences de confort. Au XVIIe siècle, c’est l’habit masculin, plus coloré et plus orné que celui des femmes, qui est au centre des discussions. On évoque les broderies d’or et d’argent des gilets, les manteaux de couleur rouge vif, les vestes de velours doublées de soies colorées, les coûteux rubans ou les longues perruques, mentionnées dans les ordonnances entre 1676 et 1710. La fantaisie de la mode féminine, elle, est d’abord liée aux ornements, aux mouches sur le visage ou aux extravagantes coiffures « à la fontange », véritables architectures de fils de laiton disposés en hauteur, où les cheveux sont entremêlés de rubans et de dentelles, que les pasteurs sont priés, en 1687, de dénoncer en chaire. Au XVIIIe siècle, les choses s’accélèrent, les étoffes aux motifs colorés se diversifient et les formes évoluent de plus en plus rapidement. Les décolletés s’ouvrent, les jupes se font « traînantes ». Dès leur apparition à Paris dans les années 1720, les « robes à la française » sont portées à Genève par les femmes de condition et bientôt par leurs domestiques. Ces robes susciteront de nombreux débats en raison des paniers qui leur donnent leur forme et qui, à mesure que l’usage se répand, prennent des dimensions de plus en plus imposantes (l’ordonnance somptuaire de 1739 limitera leur circonférence à deux aunes et une tiers, environ 2m75). »

À GENÈVE, ON VEUT DU FALBALA

 « Les coiffures sont toujours plus excentriques ; aux fontanges de la fin du XVIIe siècle succèdent les rubans, les plumes et les bouquets de fleurs artificielles dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et les innombrables parures qui, jusqu’aux tissus de gaze « parsemés de verre en très menus morceaux », attestent d’une infinie inventivité. Aux riches étoffes brodées, on préfère désormais les vaporeuses mousselines, les batistes transparentes, et surtout les cotonnades imprimées. Dans les années 1785 s’impose une plus grande sobriété. Les robes sont simplement nouées d’un large ruban de couleur, premières versions des déshabillés qui marqueront au début du XIXe siècle le retour au modèle antique en même temps qu’une éphémère libération du corps féminin. »

LA GENÈVE DU LUXE ET DE LA FRIVOLITÉ : UNE CONSTANTE 

On pense irrésistiblement à la lutte, millimètre par millimètre, des Iraniennes et de leurs foulards…

Corinne Walker arrive à faire renaitre tout un art de vivre insoupçonné et qui a plus d’une ressemblance avec celui d’une certaine Genève contemporaine, entre luxe tapageur, mouvements alternatifs et morale élastique (comme leurs gueules, diraient de mauvaises langues, vaudoises en particulier) – une Genève intime, raffinée, légère, passionnante et bien loin de la légende calviniste, en tout cas

Et surtout, une histoire de Genève joyeuse, quelquefois désinvolte, ironique souvent, et toujours précise et documentée – un régal de lecture !

  • Corinne Walker, Musiciens et amateurs : Le Goût et les pratiques de la musique aux XVIIe et XVIIIe siècles, Carouge/Genève : La Baconnière Arts, 2017
  • Corinne Walker, Histoire de Genève : de la cité de Calvin à la ville française (1530-1813), Neuchâtel : Alphil-Presses universitaires de suisse, 2014
  • Corinne Walker, La Mère Royaume : Figures d’une héroïne, XVIIe-XXIe siècle, Chêne-Bourg/Genève : Georg Éditeur et Société d’Histoire de la Suisse romande, 2002

    

‘La Famille Picot dans son salon à la Fusterie’, 1781 (Bibliothèque de Genève)
Jean-Étienne Liotard, ‘Service à thé’, 1781-1783

 

La voiture de sport d’Isaac Pictet (1789)

 

Théâtre en Suisse: è finita la commedia?

MOLIERE? MARIVAUX? LABICHE? FEYDEAU? GUITRY? CONNAIS PAS

Ça ne rigole pas beaucoup dans les grands théâtres de nos régions. Vous trouverez des pièces sarcastiques, et toutes sortes de pièces aigres-douces, quand ce ne sont pas des performances pleines d’ironie.

Mais des vraies comédies? Mais des vraies farces? Mais des vrais vaudevilles? Pour cela, à part le Théâtre de Carouge de Genève (momentanément inactif) et le Théâtre Kléber-Méleau à Renens (on rit encore du Bal des voleurs, de Anouilh, mis en scène par Robert Sandoz, de la saison passée, on se réjouit du Cyrano de Bergerac de la prochaine), il faut aller à Beausobre, à Morges, au Théâtre du Jorat à Mézières, à l’Octogone à Pully ou au Crochetan à Monthey, qui achètent les comédies clé en main à Paris, vu que dans nos régions, apparemment, Molière n’intéresse personne, ni Feydeau, ni Labiche, ni De Filippo et j’en passe de drôlissimes.

Je crois que la raison pour laquelle, en Suisse, et en Suisse d’expression française en particulier, on voit autant de pièces sombres, déprimantes, sinistres, à message, à thèse, à sermon, et si peu de vraies comédies où l’on rit aux éclats, est en partie due à un effet collatéral d’une culture qui reste imprégnée de protestantisme.

Rire pour le plaisir de rire (le mot clé ici : plaisir) dans un monde cruel, voire apocalyptique, ce n’est pas convenable, ce n’est pas moral, c’est inacceptable, et d’autant moins acceptable si en plus on ne dénonce rien de particulier sinon des ridicules et des travers humains liés à des conventions de toute sorte et ce malgré un vanitas, vanitatum et omnia vanitas qui reste pourtant un des piliers du christianisme et un des rouages essentiels de toute comédie qui se respecte…

SOYONS TRISTES, C’EST PLUS FACILE (ET PLUS RENTABLE)

Il me semble qu’il y a cette différence fondamentale entre les genres dramatiques qui font qu’il est beaucoup plus facile pour un metteur en scène de dépoussiérer et de s’approprier un drame, une tragédie, en les déstructurant.

Sur les affiches, on va lire des choses du style : Phèdre de Racine, adaption libre de telle ou tel (vanitas, vanitatum et omnia vanitas, on y revient…).

On va mettre le texte au goût du jour, faire des parallèles avec le monde contemporain, lui faire dire d’autres choses, l’utiliser pour sensibiliser le peuple, lui imprimer une marque de mise en scène, en faire un véhicule pour CV artistique…

On pourrait simplement et honnêtement – mais c’est très rare, je ne vois qu’Omar Porras faire ce travail dans nos régions, tant pour la comédie que pour la tragédie – reprendre le texte à zéro et tâcher d’interpréter de manière fraiche une oeuvre souvent enfouie sous des monceaux d’interprétations et quelquefois de conventions et de mauvaises habitudes, consacrées par la tradition.

C’est que la comédie, souvent prétexte à caricatures, à portraits, à descriptions de milieux, supporte beaucoup moins bien les adaptations, les mises à jour, ou les essais d’équivalence, non tant parce que l’oeuvre est ancrée dans une réalité historique et sociale impossible à changer que pour des questions de rythme, d’équilibre, de contrastes internes.

A LA COMEDIE, LE TOPO C’EST LE TEMPO

Car la comédie, c’est d’abord du rythme, que ce soit Molière, Feydeau, Courteline, Guitry ou Dubillard, il y a un travail sur la confrontation et la répartie, sur les contrastes cocasses, dans des contextes donnés qui font que si on les manipule trop, on déséquilibre très vite la dynamique interne de l’oeuvre, on alourdit tout et ça ne marche plus.

Ceci explique aussi pourquoi, dans tous nos grands théâtres, à Genève comme à Lausanne, les rares productions de comédies qui nous sont proposées le sont dans des mises en scène hideuses, et au dixième degré minimum, les metteurs en scène se rendant compte très vite (et trop tard, malheureusement pour nous) qu’ils ne peuvent pas, justement, adapter l’intrigue et la récupérer à leur profit aussi facilement qu’ils peuvent le faire pour la tragédie.

D’où cette navrante série de productions de Molière, de Labiche, et même d’auteurs contemporains pourtant protestataires comme Brendan Behan ou amoraux comme Joe Orton, qui ont su pourtant amuser et faire réfléchir toutes sortes de publics pendant plusieurs siècles, et qui ne font plus rire du tout (leurs auteurs doivent se retourner dans leur tombe) dans des productions absolument sinistres et totalement dépourvues d’humour.

PLEURER DE RIRE POUR NE PAS PLEURER TOUT COURT

Rappelons-le, la comédie est un art noble, profond, très ancien, au théâtre comme au cinéma ou à l’opéra. Le grand Giorgio Strehler l’a bien compris et a su lui rendre ses lettres de noblesse : sa mise en scène des Nozze di Figaro de Mozart (restée une référence) a renouvelé et modernisé son interprétation, lui a donné une autre profondeur, tout en la rattachant, entre autres, à la grande tradition de la Commedia dell’arte dans une scénographie moderne et raffinée où l’ingéniosité en trompe-l’oeil du grand scénographe Pizzi a fait des merveilles – une mise en scène qu’on redonne régulièrement dans tous les grands théâtres du monde.

Ces mêmes Nozze di Figaro, le brillantissime Jean-Pierre Ponnelle, tant sur la scène qu’au film, a su tout aussi élégamment les moderniser tout en gardant la dimension et la hiérarchie sociale qui sont le moteur de l’oeuvre, chez Beaumarchais, en particulier, notamment, dans la version cinéma, par un jeu de focales, dans la scène où Figaro, pour protester contre le droit de cuissage que le Comte s’arroge sur Susanna, la promise de Figaro, organise une manifestation contre les abus de pouvoir (on se croirait à la CGT en costume dix-huitième, l’effet est irrésistible), ou dans celle où le Comte, jaloux et ivre de rage, chante son air paranoïaque, soupçonnant (avec raison) tout son entourage de vouloir l’entourlouper.

Hélas, il faut bien le constater : la comédie, la vraie comédie, manque aujourd’hui partout : on cherche trop à penser, à vouloir dénoncer, à utiliser les oeuvres pour leur faire dire des choses qui ne sont pas adéquates pour elles.

Et pourtant, ce début de vingt-et-unième siècle, sinistre à souhait, n’aurait-il pas justement besoin de retrouver cette légèreté profonde et insouciante à la fois, cet art de la comédie qui fait qu’on remet tout en perspective, y compris la laideur du monde ?

‘Le rire est le propre de l’homme’ écrivait Bergson. Et Satie, tout aussi philosophe, concluait une de ses conférences sur L’Esprit artistique par ces mots : ‘Notre métier, faire du neuf avec du vieux’.

Swisscom et la modernité

Je ne sais pas quel écrivain du début du XXe siècle (Proust ? Morand ? Cocteau ?) citait volontiers cette phrase d’un aristocrate de l’époque au sujet de la nouvelle invention du téléphone : « Alors on vous sonne et vous répondez, comme un laquais ? »

Aujourd’hui, on répond comme des laquais au téléphone, à whatsapp, à Messenger, aux SMS, et impossible de se déplacer sans son cellulaire, dont le nom exprime bien la contrainte…

Et ne parlons pas de tous ceux qui travaillent en flux continu et se stressent avec le sentiment de faire partie d’une élite parce qu’ils ont un matériel électronique d’avant-garde qui les maintient dans un esclavage relooké façon série américaine branchée.

Technologie sans fil, qu’ils disaient

On capte le wifi, le “sans-fil”, partout, mais on reste bloqué avec d’autres fils, ces nouveaux cordons ombilicaux que sont les oreillettes-micros et l’indispensable chargeur, vu la qualité déplorable des batteries : combien de recharges quotidiennes d’appareils perpétuellement déchargés et censés nous servir et même nous sauver en toutes circonstances…

On ne dira jamais assez combien la technologie d’aujourd’hui, loin de nous libérer et de nous faciliter la vie, nous oblige à transporter tout un encombrant matériel qui enrichit les multinationales électroniques et les opérateurs milliardaires.

Rappelons, par exemple, que Swisscom ne s’intéresse absolument pas à l’abandon de la très rentable surtaxe sur les appels et échanges de données en itinérance alors qu’au sein de l’Union européenne les frais de roaming sont abandonnés dès le 15 juin 2017.

Swisscom et le ticket virtuel

Des bénéfices pharamineux que Swisscom met à profit pour soigner sa vitrine technologique, toujours dernier cri: quand on arrive dans une des boutiques de l’opérateur pour un quelconque problème, on vous demande votre nom, qui est entré sur une tablette hightech et mis sur une sorte de liste d’attente virtuelle – c’est la liste qui est virtuelle, précisons-le –, une liste que chaque employé consulte ensuite sur sa propre tablette une fois libéré de son client en cours (tant les performances de l’employé que les demandes de l’abonné sont évidemment enregistrées dans les multiples bases de données de l’entreprise).

On avance peu à peu dans la liste jusqu’à être servi, en se demandant, tout de même, si toute cette ingénierie était si indispensable, et si un simple distributeur à numéros, comme à la poste ou au rayon fromage, n’aurait pas pu tout aussi bien faire l’affaire, tout en économisant de l’électricité et des procédures.

La modernité, il faut que ça se voie et que ça se paie.

Nom : Gardi Hutter. Profession : clowne

Dans ce pays aussi parcimonieux en argent qu’en compliments, et aussi avare en reconnaissance qu’en admiration, on est toujours surpris de voir combien d’immenses artistes qui seraient ailleurs des fiertés nationales et des stars qu’un pays orgueilleux afficherait comme preuve de son excellence sont considérés au mieux comme des saltimbanques, au pire comme des demandeurs de subventions…

Il faut le dire et le redire : Gardi Hutter est l’une de nos plus grandes artistes de scène, dans la lignée et la grande tradition des clowns suisses universels – je ne parle pas des politiciens – un Grock, un Dimitri, qui savent à la fois faire rire, sourire et attendrir tout en donnant l’air de s’amuser avec leur personnage créé de toute pièce et qu’on retrouve à chaque fois comme on retrouverait l’amuseur de la famille, dans des univers qui leur sont particulier et qu’ils partagent avec tout leur talent et toute leur générosité.

Souris, souris : tout un fromage !

C’est au Théâtre Benno Besson d’Yverdon-les-Bains que l’extraordinaire Gardi Hutter présentait jeudi soir son nouveau spectacle Souris, souris, où tout est drôle, tendre, enfantin, et futé.

Le titre, d’abord : on peut le prendre dans le sens de « Fais un sourire, souris », ou d’un doublement du fait de sourire, ou de l’animal – et c’est bien de souris, et de sourires, et de rires aux éclats qu’il s’agit, puisqu’on suit les aventures et les mésaventures d’une souris dont toute la famille a été prise au piège par une souricière où se trouve un énorme et merveilleux fromage, au milieu de la scène.

À partir de là, c’est un festival de péripéties pour accéder à ce fromage sans se faire prendre au piège, puis de protéger ledit fromage de la convoitise des autres, tout en en convoitant un encore plus grand avec l’assistance du public…

Sitcom clownesque et universel

Tout comme ses fabuleux spectacles précédents (Jeanne d’ArPpo, La Couturière, La Souffleuse), tout fonctionne comme un sitcom : une situation de base, et ensuite tout ce que cette situation de base peut susciter de difficultés pour obtenir ce qu’on veut, avec cette différence que tout est grossi par les clowneries, dans le sens noble du terme – le gros nez, la tignasse hirsute, les rondeurs, les haillons, les petites manies, les détails fantasques, les enfantillages, les interactions avec le public, les attitudes, les onomatopées – qui font de ce spectacle une merveille de drôlerie.

Sachez-le : Gardi Hutter et son personnage de scène, cette femme qui a un faux air de Mme Mim, la sorcière du Merlin de Disney, tournent dans le monde entier et font rire autant les Chinois, les Latino-Américains que les Européens. Sous ses multiples avatars, cette sacrée bonne femme affronte un monde qui se rebelle contre elle, et le fait en toute humanité, mauvaise foi comprise.

On rit aux éclats, on se remémore nos inventions enfantines, on s’amuse en allant de surprise en surprise – le spectacle en a plein en réserve –, tout est cohérent, structuré et libre à la fois, jusqu’à un striptease final, où malgré l’astuce dévoilée, on reste enchanté par ce petit bout de bonne femme et cet immense talent.

Aux CFF: épargnez-nous les détails!

Dans ‘Si Dieu était suisse’, Hugo Loetscher racontait une histoire qui lui était arrivée dans un immeuble où il avait habité : ayant décidé de ne pas faire sa lessive dans l’immeuble, il avait expliqué à la concierge qu’il n’avait pas besoin de la clé de la chambre à lessive et qu’il cédait son tour à quelqu’un qui en aurait besoin. Mais la concierge ne l’avait pas entendu de cette oreille : il était prévu dans le règlement de l’immeuble que chaque locataire avait son tour pour faire ladite lessive, et donc il était rigoureusement interdit de sauter son tour, sinon ça désorganisait tout.

Ce matin, dans l’attente de mon train sur un quai gelé de la gare de Genève, je me suis souvenu de cette histoire et de ce qu’elle révélait d’excès de zèle, d’esprit de système, de besoin d’exhaustivité, de maniaquerie, diraient certains.

C’est qu’on annonçait l’arrivée du train.

Les Chemins de fer fédéraux, pour être sûrs que les usagers montent bien dans le wagon dévolu à leur classe sociale, à leur revenu ou simplement aux privilèges liés à leur abonnement ou à leur billet, font entendre l’annonce suivante : « Train au départ de Genève pour Nyon, Morges, Lausanne, Brig… 1ère classe, secteur A et B, 2e classe, secteur A, B, C et D ».

Rappelons que les quais de gare suisses étant de toute façon divisé en quatre secteurs, A, B, C et D, si on veut monter dans un wagon de 2e classe on a l’embarras du choix.

Une annonce disant simplement « 1ère classe, secteur A et B » aurait été amplement suffisante, d’autant que les chiffres sont assez visibles sur les wagons, mais c’est comme s’il était impossible aux usagers de déduire par eux-mêmes que si la 1ère classe se trouve dans une partie des secteurs A et B, les wagons de 2e, par élimination, se trouvent forcément dans tout le reste du train, y compris dans les secteurs A et B.

Sans parler de la panique qui, sans précisions préalables des Chemins de fer fédéraux, s’empare de l’angoissé chronique suisse quand il ne sait pas à l’avance de quel côté de la voie « dans le sens de marche » (gauche ? droite ? tout est politique) il va pouvoir sortir, ces annonces détaillées de secteurs seraient-elles à mettre sur le compte d’une terreur viscérale d’usurper la place d’un usager de 1ère classe ?

Ou alors seraient-elles dues au fait que l’autochtone est si habitué à ce que les Chemins de fer fédéraux lui précisent tout dans les moindres détails (et en quatre langue minimum) qu’il panique s’il doit réfléchir, se fier à ses sens, ou pire, se renseigner ?

Rien que d’y penser, ça m’angoisse.

Affaire ‘L’Hebdo’ : vous avez dit pluralité ?

En lecteur avide de la presse, locale, nationale et internationale, je suis toujours triste qu’un titre disparaisse. La presse, et les médias en général, en version digitale comme en version papier, font partie de notre vie quotidienne et familière, au même titre que le supermarché du coin : on déjeune et on conduit en écoutant la radio, sur le chemin du travail on lit rapidement les unes affichées au kiosque, on se prend le café de dix heures en feuilletant ‘20 Minutes’, ‘Le Matin’, ‘24 Heures’ ou ‘La Tribune de Genève’ (c’est la même chose), et quand il faut patienter, on savoure quelques magazines en attendant son tour, ‘Voici’, ‘Gala’ ou ‘Paris-Match’, chez le coiffeur, ‘L’Illustré’, ‘L’Hebdo’ ou ‘Geo’ chez le médecin ou chez le dentiste…

Mais le nombre de titres disponibles est-il garant de la pluralité de la presse ? Pardon de m’autociter, mais dans le petit glossaire de mon livre ‘CH La Suisse en kit – Suissidez-vous !’ (Xenia, 2012), j’écrivais ceci :

« Presse suisse : on devrait surtout dire presse suisse allemande, car le marché s’est tellement concentré que la majorité des publications sont éditées par trois grands groupes suisses allemands, Ringier, Tamedia et NZZ-Gruppe. On n’ose pas trop demander quel est l’impact sur la diversité et l’objectivité de la presse. Le plus gros groupe, l’entreprise familiale Ringier, dont le siège social se trouve à Zofingen, canton d’Argovie, possède quotidiens et périodiques en Suisse et à l’étranger ainsi que des participations dans des chaînes de télé et de radio. Ses titres phares sont le ‘Blick’, ‘Betty Bossi’ (le magazine de cuisine) ou le ‘Schweizer Illustrierte’ et, pour la Suisse francophone, ‘L’Illustré’, version française, ‘l’Hebdo’, et le quotidien ‘Le Temps’. Le deuxième groupe, Tamedia SA, dont le siège se trouve à Zurich, s’est développé autour de son quotidien, le ‘Tages Anzeiger’ ou ‘TA’, d’où Tamedia. A part ses multiples publications en Suisse allemande et ses participations dans l’audiovisuel (‘Radio 24’ et ‘TeleZüri’), il publie, entre autres, ‘Schweizer Familie’, ‘Annabelle’ et le gratuit ’20-Minuten’ (’20 Minutes’ en version française). Par le rachat du groupe romand Edipresse, qui possédait déjà quasiment toute la presse suisse francophone, il devient le concurrent direct de Ringier. Le 3e groupe, NZZ Medien Gruppe, né autour de la distinguée ‘Neue Zürcher Zeitung’, dont le siège est à Zurich, publie quotidiens régionaux suisses allemands et magazines très urf genre ‘Smash’ (tennis) et ‘Drive’ (golf), dont les espaces publicitaires extrêmement rentables compensent un lectorat somme toute assez limité. Le groupe possède aussi des participations dans des télévisions et des radios locales ainsi que  dans divers médias online. »

La loi de la jungle médiatique : manger et être mangé

Hier, ‘La Tribune de Genève’ avait été rachetée par le groupe Edipresse, lui-même repris par le groupe Tages Anzeiger (TA). Auparavant, ‘La Gazette de Lausanne’ avait été absorbée par ‘Le Journal de Genève’, lui-même absorbé par ‘Le Nouveau Quotidien’, devenu ‘Le Temps’ (Groupe Ringier). Aujourd’hui, le groupe Ringier a été englobé dans l’énorme groupe allemand Axel Springer (‘Bild’, ‘Die Welt’, ‘Hörzu’, ‘Maxim’…), dans une logique de concentration capitaliste, mais aussi politique, qui a toujours été la règle dans la presse et les médias depuis leur création et leur développement au XIXe siècle : à l’époque de Balzac, on créait des journaux à tour de bras, pour appuyer la candidature d’un politicien d’une couleur politique ou d’une autre, et pour faire de l’argent. Plus que les abonnés et les lecteurs fidèles ou occasionnels, ce sont surtout les entrées publicitaires, et partiellement les financements politiques – qu’on peut aussi appeler subventions à la pluralité de la presse… –, qui financent en grande partie les salaires des journalistes et les coûts de fabrication.

Dans cette logique-là, les actionnaires des grands groupes de presse suisses et étrangers exigent de leur Chief Executive Officer de faire en sorte que leurs actions rapportent toujours plus, et les titres de presse ne sont qu’un produit comme un autre : quand ça ne rapporte plus, on jette, comme c’est le cas pour ‘L’Hebdo’, avec tous les dégâts humains que suppose la fermeture d’une entreprise quelle qu’elle soit.

La publicité, la plus grosse mamelle des médias

À part quelques cas très rares comme l’ancien ‘Nouvel Obs’ (qui disposait de la fortune de son commanditaire) ou comme ‘Vigousse’ ou ‘Le Canard Enchaîné’, qui, parce qu’il ne coûtent pas cher à produire, arrivent à peu près à s’autofinancer par leurs abonnements (et quelques subventions, tout de même), c’est toute l’ambiguïté des médias d’être des organes informatifs, l’expression d’une langue, d’une culture, d’une tendance politique ou sociale, mais aussi, mais surtout, des entreprises et des produits commerciaux : on crée des marques, auxquelles les consommateurs s’attachent, et ces marques ciblent chacune une clientèle particulière (homme, femme, de gauche, de droite, riche, pauvre, universitaire, prolétaire…) qui sont autant de parts d’un marché avant tout publicitaire que chaque titre se dispute.

Or ce marché publicitaire, en particulier pour la presse papier, se raréfie au fur et à mesure des développements technologiques, sans compter la multiplication des supports (papier, digital, smartphone, tablette, internet…) et la segmentation du public-cible, les nouvelles générations ne lisant que très rarement un journal papier, et les autres se partageant de plus en plus entre la version papier et la version digitale, selon le moment de la journée.

‘L’Hebdo’, au départ, était un magazine papier novateur en Suisse francophone, un vrai news, comme le sont ‘L’Express’ et ‘Le Point’ pour la France. Un ton bien à lui, des reportages passionnants, des articles de fond, une vraie critique littéraire, théâtrale, cinématographique, des fortes plumes, qui savaient accrocher le lecteur, et, bien sûr, l’extraordinaire Mix & Remix, qui a connu la carrière internationale que l’on sait. Malheureusement, depuis, une quinzaine d’années, pour des raisons commerciales – et ça a dû être rentable en son temps –, le magazine s’est rapproché du style ‘L’Illustré’, privilégiant les sujets vendeurs et les unes tapageuses et cycliques (en vrac : le sexe chez les Romands, comment payer moins d’impôts, les plus belles terrasses de Romandie, les assurances maladies, l’AVS, etc…) sans pour autant assurer à l’arrière : on était régulièrement frustré à l’arrivée, les articles restant dans une prudente superficialité qui laissait sur sa faim le lecteur avide d’information, d’enquête, d’opinion.

J’ai mon opinion et je la partage

D’opinion, en particulier. Toujours dans mon livre, un de mes personnages, un fonctionnaire fédéral, faisait un tour de la presse suisse francophone : «  Il s’assit, mit les pieds sur le bureau, savoura son café tout en jetant un coup d’œil sur les titres de la presse romande, ‘Le Temps’, dont il aimait la chronique de Joëlle Kuntz, ‘La Tribune de Genève’ où l’analyse de Claude Monnier le faisait toujours réfléchir, ‘Le Courrier’, et sa vision alternative de l’information, ‘24-heures’, dont il lisait la critique littéraire de Jean-Louis Kuffer, goûtait les petites histoires de Gilbert Salem et appréciait sans toujours la comprendre la dissertation du jour de Christophe Gallaz, ‘La Liberté’ de Fribourg, dont il aimait les enquêtes sans concessions de Roger de Diesbach, décédé il y a peu, ‘L’Impartial’ de Neuchâtel et les phrases alambiquées de François Nussbaum, correspondant à Berne, médaille d’argent du Prix Champignac, en 2001 pour sa fameuse phrase :  « La Comco envoie ainsi un coup d’épée dans l’oreille d’un sourd », ‘Le Nouvelliste du Valais’, et son côté catho-réactionnaire, l’hebdomadaire L’Hebdo et ses couvertures racoleuses… »

Pour une réelle pluralité, on rêverait d’avoir un grand hebdomadaire, disponible sous tous les formats, avec un vrai style, des signatures aussi brillantes que celles qu’on trouve encore au quotidien ‘Le Temps’, avec de vrais articles de fond, une vraie critique culturelle (critique télévision et radio compris), de vraies grandes interviews, quelque chose que la presse suisse allemande a su garder à travers ses multiples avatars (les ‘Feuilleton’ du ‘Tages Anzeiger’ ou de la NZZ font le prestige de ces publications, tout comme leurs suppléments dominicaux, et c’était un plaisir d’y retrouver régulièrement des auteurs comme Peter Bichsel ou Hugo Loetscher).

Et pourquoi ne pas créer, avec les énormes compétences disponibles, un tout nouveau ‘Le Temps Dimanche’, avec l’équipe de ‘L’Hebdo’ et de nouvelles plumes, pour donner enfin une concurrence haut de gamme, culturelle, économique et politique de poids au ‘Matin Dimanche’, avec toutes les entrées publicitaires du secteur luxe, qui trouverait là une vitrine à la hauteur de ses ambitions et de ses attentes ?

La Suisse francophone et le Syndrome Picoche

L’automne étant propice à l’introspection et au tri d’archives, y compris sonores, c’est avec plaisir et curiosité sociologique que je me suis écouté deux coffrets d’Énigmes et Aventures, le feuilleton radiophonique qui a passionné ma mère, et ses parents avant elle, une série née en 1946 et disparue en 1989, 43 ans d’existence quand même, une des productions vedettes de la Radio Suisse Romande.

C’est habile, enlevé, légèrement immoral – il y a des collectionneurs marrons, des trafiquants de drogue, des maîtresses délurées… – une immoralité qui, par le biais de la fiction, entrait dans tout les foyers romands les lundi soir, et devait donner des idées aux auditeurs/trices. C’est bien écrit, les dialogues fonctionnent, les textes sont efficaces, écrits par Georges Hoffmann, Marcel de Carlini, Jacques Bron ou Isabelle Villars, comédienne occasionnelle dans la série, les titres sont facétieux et aguicheurs : On ne meurt pas deux fois, L’Étui à clarinette, Le Petit chat est mort, Picoche mène l’enquête, Arsenic et vieilles rancunes, Un ami qui vous veut du bien, Il faut fermer le paradis ou Nestor… ? Connais pas ».

On se dit que c’est bien dommage que la fiction radiophonique ait pour ainsi dire disparu de la RTS et pas seulement parce qu’elle donnait du travail à nos comédiens – François Silvant disait qu’il avait commencé sa carrière par des rôles costumés dans des pièces radiophoniques – et à nos meilleurs écrivains (Dürrenmatt et Frisch, entre autres, ou l’excellente Simone Collet, dans nos régions), mais aussi parce qu’il y a dans la fiction radiophonique, à cause des budgets moindre qu’elle exige, quelque chose de très libre, de très souple, de très créatif qui se rencontre rarement côté télévision. On remercie en passant David Collin et son Labo, sur Espace 2, de relancer le genre avec un Hillary & Donald à la Maison Blanche scénarisé par plusieurs auteurs.

Pour en revenir à Énigmes et Aventures, les personnages récurrents étaient devenus des vedettes, l’asthmatique Commissaire Gallois, toujours dépassé et au bord de l’asphyxie, interprété par André Davier, le sagace et viril détective Roland Durtal (un René Habib bogartien à la voix enfumée), son assistant Désiré Picoche, genre titi parisien mais lymphatique, interprété par un Sacha Solnia qui, vocalement, était le Jean Tissier de la Radio romande, sans oublier Marie (Claude Abran), la bonne ronchonne de Roland Durtal (les détectives privés ont beau plonger dans le linge sale, ils ne font jamais la lessive) et Cassius, le chat.

Ça permettait aussi aux grands comédiens suisses de cachetonner régulièrement, ils y ont tous passé une fois ou l’autre, et même plutôt deux fois qu’une, Georges Wod, Lise Lachenal, André Faure, Adrien Nicati, François Simon, Michel Cassagne, Isabelle Villars, Guy Tréjan, Corinne Coderey, Jean Bruno, Jean-Charles Fontana, Lise Ramu, Séverine Bujard, Michel Viala, Alfredo Gnasso…

Mais ce qui m’a frappé, c’est que la série se passe à Paris, le Commissaire Gallois fait partie de la Police Judiciaire, et les protagonistes sont censés être français, d’où un accent un peu forcé, même pour des comédiens genevois, avec des expressions vaguement argotiques qui n’ont rien à voir avec la manière dont on pouvait parler alors en Suisse francophone.

Et puis les conventions – qu’on retrouvera plus tard dans les séries américaines –, le commissaire efficace mais fonctionnaire obtus et lent contre lequel se heurte l’intelligent et tenace Durtal, aidé de son assistant, le petit rigolo Picoche, qui aime les nanas, pardon les p’tites pépées, et le bon vin.

Et puis ces situations factices : ces fausses grandes familles bourgeoises ou aristocrates, françaises, bien sûr, puisqu’on y entend des trucs comme « les domestiques doivent rester à leur place », « nous avons un rang à tenir », « nous ne pouvons pas nous permettre de… », « des gens de notre niveau… », tout cela assez idiot, terriblement vieillot à écouter aujourd’hui.

C’est qu’on imite des situations françaises, sur un modèle déjà artificiel au départ, et qui ne correspondait de toute façon à aucune réalité suisse. C’est un des exemples types de ce côté un peu dénaturé, acculturé, de la culture suisse francophone, qui trouve souvent plus valorisant d’imiter ce qu’elle pense être typiquement français (dans l’écriture, dans la chanson, dans le rap, dans les débats télévisés, dans le ‘stand up’…) – et de plus en plus pseudo-américain, aussi –, de créer quelque chose sur une impression de quelque chose d’autre.

Entendons-nous, il n’est pas ici question de tomber dans le conformisme contraire, tout aussi factice, qui serait de rechercher, de se référer, de se cantonner, dans le sens littéral du terme, à une culture ‘romande’ qu’on serait bien en peine de définir. Il me semble que c’est plutôt quelque chose lié à une sincérité de la création.

Les Suisses allemands n’ont pas ce problème, et je me demande ce qu’il en est des suisses italiens ?

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Depuis 40 ans, les Éditions d’En Bas tiennent le haut du pavé littéraire

Les Éditions d’En Bas, à Lausanne, viennent de fêter brillamment leurs 40 ans d’existence : fondées en 1976 par le sociologue Michel Glardon, la maison est dirigée depuis 2001 par Jean Richard, qui lui a donné un tour plus littéraire tout en gardant ce qui reste la raison sociale (dans le sens fort du terme) de la maison : rendre compte de la face cachée de la Suisse par la littérature, le récit de vie ou l’essai, d’où le magnifique nom de la maison, qui, pour être complet, aurait même pu s’intituler Les Éditions d’En Bas À Gauche, même si on n’y est pas sectaire.

C’est pour ces mêmes raisons qu’il faut saluer la réédition dans la même maison de ‘De seconde classe, le premier livre de Janine Massard, un petit chef-d’oeuvre passé presque inaperçu en 1978 et qui retrouve-là une seconde vie de première classe, méritée pour ce brillant récit de voyage en train et sac au dos, cette fugue bachienne, musicale et littéraire dans son écriture virtuose, comme un seul long monologue ponctué par les cliquetis réguliers des roues sur les rails, dans une Europe à créer et encore hérissées de frontières (les réfugiés arrivaient de l’Est, alors…).

Une politique éditoriale intelligente, cohérente et équitable

Il faut louer la cohérence d’un catalogue qui, tout au long de ces 40 ans, a su respecter le cahier des charges de départ avec les études sociologiques d’auteurs comme Alain Maillard (‘Faux réfugiés? La politique suisse de dissuasion d’asile’, avec Christophe Tafelmacher), les témoignages (‘Cinquième étage, à gauche!’, un long entretien avec le comédien André Steiger), ou les ‘Croquis Colère Divagation’ de la regrettée Joëlle Stagoll, tout en renforçant le fond littéraire avec des auteurs comme Jérôme Meisoz, qui y a publié ‘Père et passe’, ‘Jours rouges’, et le magnifique ‘Fantômes’, avec l’illustrateur Zivo.

Et il faut particulièrement remercier Jean Richard d’avoir su donner reconnaissance et lettres de noblesse aux traducteurs et traductrices maison: “La traduction est une œuvre de création à part entière. Le traducteur est capable de faire bouger la langue française, au même titre que l’auteur dans sa propre langue”, déclare-t-il à la revue Le Matricule des anges.

Un magnifique catalogue suisse

Ce parti pris a permis, avec l‘appui financier de Pro Helvetia et, souvent, des départements culture des villes et des cantons dont sont originaires les auteur(e)s, de donner à la maison, tout en restant dans son rôle ‘social’, un rôle essentiel de passeur pour de magnifiques auteurs suisses non francophones comme le Grison Arno Camenisch (‘Sez Ner’ et ‘Derrière la gare’), traduit de l’allemand par Camille Luscher (auteure d’une brillante nouvelle traduction du fabuleux Guillaume Tell pour les écoles de Max Frisch, paru en 2014 chez Héros-Limite), le Suisse allemand Pedro Lenz et son génial ‘Faut quitter Schummertal!’, superbement traduit par Daniel Rothenbühler et Nathalie Kehrli – l’original est en bärndütsch –, ou le ‘Une voix pour le noir, 1985-1999‘ du Tessinois Fabio Pusterla, dans la traduction de l’excellente Mathilde Fischer.

On pourrait presque dire, paraphrasant un célèbre slogan, qu’en Suisse, en matière de traduction et de diffusion de la littérature nationale, dans ses similitudes exprimées dans des langues multiples, on n’a peut-être pas de Département fédéral de la culture, mais on a au moins les Éditions d’En Bas, à qui on souhaite très très longue vie.

En Bas Logo

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On exige du people

« Ah, l’été, les grandes chaleurs, les glaces à la pistache, la plage, les lectures de plage » me disais-je en feuilletant avec un rien de honte et beaucoup de plaisir ma moisson de journaux people, entre deux délicieuses lectures italiennes (l’amusant Al Paradiso è meglio credere, de Giacomo Poretti, le fabuleux L’amore molesto d’Elena Ferrante) et quelques mots croisés, histoire de faire un peu de sport.

Le Voici français faisait sa une sur les amours de Sophie Marceau, seins à l’air sous son chapeau de paille, et de son cuisinier, très en formes du côté de Naples : « En six mois, leur histoire d’amour est devenue de plus en plus fusionnelle… », « Sur la côte amalfitaine, ils se sont laissés tenter par une charmante trattoria… », « Ils ont jeté l’ancre au large de Capri où la mer est réputée la plus belle… » (non, Capri ce n’est pas fini). Pour équilibrer, on évoquait aussi le militantisme de Beyoncé et Jay-Z (« En famille sur la French Riviera ») qui ont fait une courageuse virée à Nice par solidarité pour les victimes de la Promenade des Englishs.

Le Chi italien s’étendait longuement sur des animateurs télé et des participants de realities qui s’étendaient eux-mêmes sur d’autres congénères, mais évoquait aussi Al Bano et Romina Power, toujours aussi présents dans le PAI (Paysage Audiovisuel Italien), Al Bano étant régulièrement invité dans les émissions de variétoches nostalgiques et Romina Power se lançant dans une nouvelle carrière de psychanalyste télévisuelle à la Henri Chapier et à la Marc-Olivier Fogiel.

Quant au très glamour ¡ Hola ! espagnol, à part ses pages habituelles sur la famille royale espagnole – les coiffures et les toilettes de doña Letizia, les vacances de la branche aînée à Majorque, les vacances de la branche cadette du côté du pays basque français – , il s’arrêtait longuement sur le séjour indonésien idyllique (dans une île exclusive pour super VIPs mais qui reçoit aussi des photographes) du grand écrivain péruvo-espagnol Mario Vargas Llosa, membre de l’Academia Real Española, anobli par le roi et dernière victime en date d’Isabel Preysler, la serial high society lover, sublime sexagénaire eurasienne (la Catherine Deneuve espagnole pour ce qui est de l’élégance) qui, entre autre, compte dans ses victimes et ex-maris rien moins que Julio Iglesias (le petit Enrique est leur fils) et Miguel Boyer, l’ancien ministre espagnol de l’Économie.

ET NOUS ALORS ?

De fil en aiguille, je me suis dit qu’en Suisse on n’est vraiment pas gâtés question magazine people, entre autre à cause d’un lourd surmoi protestant qui prône la discrétion et la modestie. Pourtant, le secret bancaire est aujourd’hui éventé, et ne parlons pas de la modestie (les pendulaires forcés d’écouter toute l’année les fières annonces plurilingues des Chemins de fer fédéraux et les prouesses intimes des autres pendulaires en savent quelque chose).

Le Blickre ? Trop suisse allemand, côté goût et couleur, un vrai Farbegraben.

L’Illustré ? C’est notre Paris Match à nous, d’accord. Mais les unes moyennement tapageuses, le toc des photos, le mou des mots ? On reste sur sa faim.

Le Matin ? Trop orange. Et en plus on vous fourgue, pour donner le change 1) des grosses photos et de petites infos trash au début pour faire plus reportage choc et 2) une édition dominicale au contenu rédactionnel d’excellent niveau, avec des pages de psychanalyse, c’est dire.

20 Minutes ? Trop gratuit, dans tous les sens du terme. Et personnellement, je l’appellerais 5 minutes, une fois les petits ragots et les mots fléchés terminés, on s’ennuie.

‘GRÜEZI’, LE FUTUR MAGAZINE PEOPLE 100% HELVÈTE

C’est pourquoi, en ces temps de rachats et de restructurations douloureuses des médias suisses, qui peinent à la tâche et ne s’adaptent pas assez vite à la nouvelle donne de l’économie de partage, je propose la création de Grüezi !, un vrai magazine people de proximité, certifié arbalète, 100% suisse, en quatre langues, qui fomenterait de manière plaisante cet esprit national dont on aurait bien besoin en ces temps de méfiance interrégionale et intercantonale.

Ça permettrait aussi, par la même occasion, de renflouer le secteur – pensons, comme pour le football, aux rentrées publicitaires, aux placements de produits et aux fructueux partenariats envisageables avec la Radio Télévision Suisse, les émissions télévisées pouvant répondre aux unes scandaleuses des magazines et le tout être commentés via les différents médiaux sociaux – et de fournir du travail à de nombreuses catégories socioprofessionnelles en plein marasme (pigistes, journalistes, documentalistes, secrétaires de rédaction, animateurs, couturiers, designers, parfumeurs, relookeurs, coiffeurs, maquilleurs, photographes, diététiciens, astrologues, médiums…).

LE PEOPLE SUISSE GAGNE À ÊTRE CONNU

Ce ne sont ni les people ni les sujets qui manquent. On pourrait faire des reportages  photos sur la propriété de Christoph Blocher à Herrliberg (« Silvia Blocher Kaiser, toujours élégante et discrète, nous reçoit dans son vaste salon harmonieusement décoré par les Albert Anker et les Ferdinand Hodler de la collection de son mari. Au fond à droite, en uniformes, la cuisinière et les domestiques attendant les indications de la maîtresse de maison », sur la villa de Roger Federer dans le canton de Schwytz, de l’autre côté du lac de Zurich (« le champion a retrouvé son havre de paix, où il se ressource avec ses jumelles avant de reprendre la balle »), sur le Tessin d’Ornella Muti (« J’ai un faible pour la pancetta, et maintenant je peux me le permettre »).

On pourrait faire connaître d’autres facettes de nos grand-e-s politicien-nes (« Micheline Calmy-Rey et les talons : une grande histoire d’amour », « Ueli Maurer : che suis téchà pilinke hoch Deutsch-Schwitzertütsch, et che fiens de me mettre au vrançais il y a guinze ans», « Fathi Derder : le fringant et très médiatisé politicien nous livre ses trucs pour concilier vie familiale et vie politique», « Oscar Freysinger : ses astuces queue de cheval. » )

Et rien n’empêcherait d’y glisser du contenu à haute teneur intellectuelle (j’ai encore en mémoire les délicieuses chroniques littéraires de Frédéric Beigbeder dans Voici, c’était le bon temps), par exemple un Grüezi titrant en une: « Les auteurs de polars suisses sont-ils tous gays ? », ou alors une enquête sur la Suisse francophone et la littérature française (« Non, Arlette Zola n’a aucun lien de parenté avec l’auteur de L’Assommoir »), ou encore un scoop sur Janine Massard et Jean-Michel Olivier (« La plus suissesse de nos romancières suisses photographiée en compagnie du plus parisien de nos auteurs. Lignes de coeur ? ») ou un spécial « Roland Jaccard et les jeunettes : quel est son secret ? », voire une série sur les écrivains suisses et les bêtes : « Jean-Louis Kuffer évoque son fidèle compagnon Snoopy, dont tous ses écrits portent la patte : ‘Il a le nez pour flairer les bons sujets’ », « Patrick Juvet : Rappelle-toi minette est en partie autobiographique » ou encore : « Jacques Chessex et les chattes : plutôt siamoises ou plutôt angora ? ».

Au travail, les enfants, qu’on ait un peu de lecture l’été prochain.

2016 People

A la recherche du banc perdu.

J’ai déjà parlé de l’absence totale de bancs à la gare de Genève, qui fait que si on doit absolument s’asseoir, il faut sortir de la gare pour éventuellement trouver une rare place assise sur un des rares bancs de l’arrêt de tram.

Vous ne le remarquez peut-être pas encore, mais ce banc de bois souvent vert et vernis où vous vous êtes délicieusement assoupi à l’ombre un jour d’été caniculaire, où vous avez rêvassé des heures en pensant avec volupté à tout ce que vous deviez encore faire et que vous n’étiez pas en train de faire, où vous avez dragué tant de fois, d’où vous avez pu observer, peut-être avec une certaine envie, les amours pigeonnières, et bien ce banc est en voie de disparition.

Pourtant Brassens le dit très clairement: ‘Les gens qui voient de travers/Pensent que les bancs verts/Qu’on voit sur les trottoirs/Sont faits pour les impotents/Ou les ventripotents/Mais c’est une absurdité/Car à la vérité/Ils sont là c’est notoire/Pour accueillir quelque temps/Les amours débutants‘… Ne nous étonnons pas si la balance des naissances accuse un dangereux déficit, en particulier dans notre pays.

C’est qu’il y a un processus généralisé de disparation du banc simple et confortable et un processus généralisé de remplacement des survivants par le banc design, pratique et moins cher à l’entretien, en métal, voire en béton, incommode, coupé par des accoudoirs pour être sûr qu’on ne va pas s’en servir comme couchette (très tendance en ce moment d’appauvrissement général).

Alors je fais un appel, et j’espère que MM. Blocher et Freysinger, toujours aux avant-postes quand il s’agit de venir au secours de la patrie, se joindront à ce cri de désespoir d’un utilisateur créatif du banc public: rendez-les nous!

Car ne nous y trompons pas: le banc public est un symbole majeur de la vie en société et de la tolérance, qui permet à chacun, pauvre ou riche, abstinent ou ivrogne, bourgeois ou vagabond, travailleur ou paresseux, de poser ses fesses stressées sur un objet partagé par tous les citoyens.

Et si on considère que le problème c’est que les pauvres ont tendances à les squatter, eh bien au lieu de les supprimer, rajoutez-en un maximum, comme ça il y en aura pour tout le monde.

Signé: un rêvasseur impénitent et frustré.

Zandvoort aan Strand 02

Mais que sont nos gares devenues ?

C’était l’âge d’or du train suisse, à partir de 1902, date de création des Chemins de Fer Fédéraux (CFF) par la nationalisation de plusieurs compagnies privées. Les gares de cartes postales se construisaient partout et étaient à la fois des temples orgueilleux à la modernité et des invitations au tourisme, en Suisse et à l’étranger, avec leurs vastes halls majestueux avec leurs beaux bancs de bois, leur grande horloge bien en vue, leur buffet première et deuxième classe, et leurs grandes fresques dépeignant les paysages spectaculaires du pays…

Les temps ont changé, les pendulaires, c’est-à-dire les consommateurs, se sont multipliés, et l’appât du gain à fait le reste : dans toutes les villes du pays, sous le concept de RailCity, chaque mètre carré est rentabilisé au maximum, tout est loué à prix d’or aux enseignes qui font de faramineuses affaires en jouant notamment sur la possibilité de vendre leur marchandise 365 jours par an du petit matin jusqu’à la nuit, ces petits territoires fédéraux échappant aux lois communales bien plus strictes en la matière.

Genève

La gare de Genève, dont le magnifique hall central, dû à l’architecte Julien Flegenheimer, date de 1929 ? Aujourd’hui, elle est faite pour que le passant y passe, et rapidement, si possible. Et mieux vaut ne pas faire un malaise. Ni avoir les jambes lourdes. Ni devoir attendre un train qui a du retard (et Dieu sait si les trains ont constamment du retard). D’abord parce qu’il n’y a que des couloirs. Ensuite parce qu’il n’y a que des vitrines. Et enfin, parce qu’il n’y a aucun banc. C’est une sorte d’hybride entre le tunnel sous-terrain et le centre commercial. C’est fait pour circuler. Et il n’y a pas à dire : ça circule. Les jours de bise ou de froid, ça circule d’autant plus vite que l’air aussi y circule et que ce n’est pas chauffé. Une sorte de chambre froide en hiver, et une sorte de serre tropicale en été (notamment la consigne automatisée, où les valises et les usagers mijotent dans du 40 degrés minimum).

Lausanne

La gare de Lausanne, terminée en 1916 par le bureau d’architectes Monod & Laverrière et Taillens & Dubois ? Il parait qu’un nouveau projet est en train de s’élaborer pour l’aménager encore une fois et on craint le pire, vu l’état actuel du énième aménagement passé : passage piéton menant au hall central complètement inadapté – les pendulaires traversent coûte que coûte, au vert comme au rouge, pour arriver à l’heure le matin et ne pas rater leur train le soir – signalétique incompréhensible, cohue indescriptible dans les passages sous voies aux heures de pointe, éclairage déficient, et commerces qui hésitent entre le marché agricole et la cabane à saucisse de fête foraine, sans compter le grand hall, qui, régulièrement, se la joue bazar ou souk (mais, miracle ! un des longs bancs en bois a survécu). Et ne parlons pas du Buffet 1ère classe, fermé depuis un bon moment, et tant pis pour ses spectaculaires panneaux peints.

Bâle, Zurich, Berne

De l’ancienne gare de Bâle, conçue par les architectes Faesch et La Roche en 1907, avec ses magnifiques fresques dans le hall central (Gstaad, la Jungfrau, le Matterhorn…), il ne reste plus rien du grand espace prévu au départ : tout a été saucissonné pour créer des passerelles menant aux quais et pour y caser tous les types de commerces possibles et imaginables.

L’actuelle gare de Zurich est née en même temps que l’entité des CFF, dans un style néo-renaissance convenant parfaitement à la vocation affairiste de la ville d’Alfred Escher, pionnier du développement ferroviaire, un de ces condottieri qui ont fait l’orgueil du pays, dont la statue trône fièrement sur une des places entourant la gare – mais la gare, et son hall plein de ‘Food trucks’ divers, n’est plus que la partie émergée d’un vaste iceberg aussi glacé que commercial…

Quant à celle de Berne, la Ville fédérale, elle a une esthétique de garage à niveaux multiples, et le mieux qu’on puisse en dire – et le pire aussi – c’est qu’avec son sol en matière synthétique noire, particulièrement adéquat pour les valises à roulettes qui n’ont jamais été aussi sonores, elle est facile à entretenir, un tuyau d’arrosage et le tour est joué. Une sorte d’étable hygiénique, en somme, pour un bétail humain bien canalisé.

Et le patrimoine, alors ?

Bien sûr, les gares doivent être aménagées pour s’adapter à l’évolution démographique, sociologique et économique du pays. Mais n’était-il pas possible de tenir compte aussi de la valeur historique, esthétique et patrimoniale de ces endroits magnifiques, dans un pays où le chemin de fer est resté le symbole d’une lutte contre la géographie, d’une conquête et d’une réussite technique et humaine extraordinaires ?

Quel gâchis ! C’est ce qu’on se dit en regardant ces glorieux vestiges d’un temps pas si lointain, ces vastes coquilles vides aux façades grandioses et nettoyées, mais aux couloirs interminables et sales et aux intérieurs hideux conçus pour acheter, pour circuler, pas pour s’arrêter, et encore moins pour s’asseoir et rêvasser.

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Le polar suisse et l’air du temps

Cette année, à Morges, Le Livre sur les quais, rendra hommage au polar suisse, qui a le vent en poupe en ce moment, avec de tout nouveaux auteurs (Quentin Mouron, Marc Voltenauer, Sébastien Meier…) qui débarquent avec succès dans le genre et on leur tient les pouces. Mais n’oublions pas qu’il y a depuis longtemps d’excellents auteurs de romans policiers dans notre pays, à commencer par Friedrich Dürrenmatt et son Commissaire Bärlach (Le Juge et son bourreau, Le Soupçon…) ou l’excellent Hansjörg Schneider et son Commissaire Hunkeler de la police de Bâle, le Wallender suisse, toujours pas traduit en français….

Et ce n’est pas grâce à une aide fédérale à la traduction, toujours assez incohérente, mais bien grâce aux éditions Le Promeneur, à Paris, qu’on peut lire ceux du pionnier du genre, le bernois Friedrich Glauser (1896-1938) et sa série de l’inspecteur Studer de la police de Berne, un policier à la Philip Marlowe (Bogart et son imper, à l’écran), le héros de Raymond Chandler, désabusé comme il se doit par toute la saleté qu’il découvre derrière les façades bourgeoises d’une Suisse bien trop discrète pour être honnête. Ce grand écrivain suisse, premier auteur de romans policiers en langue allemande, prête son nom, depuis 1987, à un célèbre prix littéraire récompensant le meilleur polar de l’aire germanophone.

Le crime, révélateur des sociétés

Glauser, pour écrire cette série, avait potassé les ancêtres de la science forensique, il connaissait la méthode de l’enquête judiciaire pour magistrats de l’autrichien Hans Gross (1893), et l’ouvrage sur les techniques d’exploitation des traces du crime du français Edmond Locard (1912), qu’il cite dans ses livres.

Il était aussi attentif aux faits divers, qui dévoilent toujours un pan de la réalité intime d’un pays. Il évoque notamment la fameuse et mystérieuse affaire Riedel-Guala (1926), où le Dr Riedel, un médecin de Langenthal, et « son amie Antoinette Guala » avaient été condamnés pour le meurtre de Mme Riedel, empoisonnée à l’arsenic. Un article du 10 juillet 1931 de la Feuille d’Avis de Neuchâtel revient sur les faits :

« L’affaire Riedel-Guala : Le premier jugement est cassé

(De notre correspondant de Berne)

Le docteur Morgenthaler et le professeur Claparède ont présenté le rapport psychologique. Après avoir étudié et analysé le caractère de Mme Riedel, les experts se demandent si elle était, par nature ou sous l’influence de circonstances consécutives à son mariage avec le docteur Riedel, portée au suicide. Un élément précieux est fourni par le journal de la défunte. À chaque page presque, on y trouve des pensées de désespoir, elle souhaite que la mort vienne la délivrer d’une existence qu’elle ne peut plus supporter, seul le sentiment du devoir envers son enfant lui redonne un peu de courage.

(…) Mais, disent-ils plus loin, beaucoup de constatations parlent contre le suicide : par exemple la carte et une lettre qu’elle envoya peu de jours avant sa mort et qui ne contiennent rien qui puisse annoncer un funeste projet. Son attitude envers son enfant aussi est à considérer. Il semble que dans ses derniers moments, alors que les forces faiblissent, elle aurait dû ne plus pouvoir cacher son jeu, en face de la fillette qu’elle aimait tant. Pourtant, on ne doit pas oublier, dit le rapport, à quel point Mme Riedel savait se posséder et avec quel entêtement elle savait garder en elle les sentiments refoulés.

Quant aux experts médicaux, ils avaient à étudier si le poison, en l’occurrence de l’arsenic, avait été absorbé en une ou plusieurs fois. Dans le premier cas, le suicide est probable, dans le second, on peut conclure plus facilement au crime.

Et ici encore, c’est le doute complet. Il y a des considérations pour et d’autres contre et les médecins concluent en disant que même la grande quantité d’arsenic trouvée dans le corps de Mme Riedel ne permet pas de trancher la question. »

L’air du temps passé…

Je relevais, dans mon article précédent, ce qui, au détour d’une phrase, revit soudain et, quelquefois, ramène à la surface, chez le lecteur, de multiples souvenirs liés à l’enfance, à la famille et à ce tissu d’une certaine réalité qu’on oublie et qui, d’un coup est rappelé dans toute sa densité.

Chez Friedrich Glauser, c’est toute une Suisse allemande populaire, tout un univers du temps passé que cet excellent écrivain a su capter, emprisonner même et qui fait le délice des lecteurs d’aujourd’hui, à la manière d’une madeleine de Proust.

L’Inspecteur Studer se déplace en moto de marque Zehnder.

Dans les cafés, on joue au Zuger, une variation du jass, en se racontant les dernières blagues du célèbre comique de cabaret Hegetschweiler, lié au fameux Cabaret Cornichon.

On y fume des cigarettes qu’on roule dans du papier Rizla, liée au papier de riz (au départ Riz La Croix, du nom du fabriquant français, puis raccourci en Riz La +, vite contracté en Rizla) ou alors des cigarillos Brissago, de l’usine tessinoise Fabbrica Tabacchi Brissago.

Sur les tables de nuit trainent des romans à l’eau de rose d’Hedwig Courths-Mahler (1867-1950), la Barbara Cartland allemande.

Dans les hôtels garnis miteux, les hommes feuillètent les aventures de John Kling, de la science-fiction allemande très populaire dans les années 30, publiée dans des revues de quatre sous (l’équivalent des Pulps américains et de leurs super-héros).

et l’air d’aujourd’hui

Et on y entend même les rengaines de l’époque, notamment le Brienzer Buurli :

Es git nit lustigers uf der Wält

Als so nes Brienzer Buurli…

Et ce qui est étonnant, c’est que ce ‘petit paysan de Brienz’ : (« Il n’y a pas plus marrant au monde que le petit paysan de Brienz »), que tout le monde chantait alors, vient d’être repris et modernisé il y a peu par le tout jeune groupe Trauffer, qui en a fait un tube cool et branché avec yodle et guitare électrique tonitruante. Comme quoi la culture suisse populaire existe et elle se porte plutôt bien, en tout cas en Suisse allemande où on est apparemment moins complexé… À quand une version rock ou techno d’Allons danser sous les ormeaux ?

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Ramuz, les bonniches, les pipes, les chiens, les femmes (dans cet ordre)

C’est Jean-Louis Kuffer qui rapporte, dans son magnifique et indispensable journal littéraire (L’Échappée libre, Chemin de traverse, Les Riches Heures, Les Passions partagées, L’Ambassade du Papillon…), le jugement de Dimitrijevic, le fondateur des éditions L’Âge d’Homme : il trouvait que la Suisse était totalement absente des livres des auteurs suisses, une opinion qu’on pourrait facilement appliquer à une partie de la production littéraire actuelle, qui a tendance, comme partout ailleurs, à s’américaniser dans sa thématique, dans sa conception, dans son écriture, même et, souvent, à placer son action dans des Amériques plus branchées…

Or cette réalité suisse, c’est parfois au détour d’une phrase qu’elle apparait soudain, des informations qui pour les auteurs font partie des choses courantes, anodines, qu’ils écrivent pour être précis dans une description romanesque ou pour raconter leurs peines ou leurs difficultés matérielles dans leur Correspondance ou leur Journal – et c’est comme une madeleine de Proust, le rappel d’une Suisse passée dans ce qu’elle avait de plus quotidien, de plus banal, de plus normal, d’une réalité qui a disparu et qu’on comprend dans ses moindres détails, d’un tissu de toutes ces petites choses qui constituent le quotidien vécu et senti, une Suisse ordinaire et extraordinaire qu’on perçoit soudain de manière intime.

Je ne parle pas ici du témoignage magnifique de Madeleine Lamouille, venue de la campagne et placée comme domestique à Genève dans les années 30, dont l’histoire est superbement rendue dans Pipes de terre, pipes de porcelaine de Luc Weibel, ni des passionnants romans de Janine Massard, qui nous font ressentir toute une intimité familiale et sociale, comme le fabuleux Terres noires d’usine, réédité il y a peu, sur le destin d’un ouvrier du côté d’Yverdon et de Sainte-Croix, qui apprend à défendre ses droits et ceux de ses collègues, toute une idéologie, toute une réalité sociale et culturelle que ces deux auteurs font brillamment revivre.

Ramuz et la femme de ménage

Non je pense plutôt à la Correspondance et au magnifique Journal de Charles Ferdinand Ramuz, que je relisais il y a peu, et dont j’avais extrait l’extraordinaire description des inondations de Paris en 1910, quand Ramuz y habitait.

Les savants exégètes de l’oeuvre ramuzienne, notamment au Centre de recherche sur les lettres romandes (CRLR) de l’Université de Lausanne, n’ont curieusement jamais relevé l’importance du thème « femme de ménage » dans l’oeuvre du grand écrivain national.

En 1906, dans une lettre à Benjamin Grivel, Ramuz parle de l’existence idéale pour lui : « Et moi je songe à aller passer ma vie dans une jolie campagne tranquille où ce serait maintenant l’hiver avec une vive lumière douce de neige. Un cent de fagots de sarments et une saucisse aux choux pour le dîner : la langue m’en coule comme à un chien ; une domestique qui s’appellerait Fanny ou Adèle ; des pipes le soir avec un ou deux amis; point de femmes, hélas ! (Soyons ascétiques avant toute chose) mais peut-être un chien ; et puis là-dedans un roman de 600 pages à faire. Tel est mon «idéal», il ne changera pas. »

Pour lever toute ambigüité, et autant que je puisse en juger, je tiens à préciser que la phrase de Ramuz, bien que peu claire par moment, ne fait aucune relation entre la domestique Fanny ou Adèle et les pipes qui suivent, ni d’ailleurs entre ces mêmes pipes et les « un ou deux amis » mentionnés après, même si Ramuz ajoute plus loin « point de femmes, hélas ! (…) mais peut-être un chien »

On en conclut en tout cas que pour Ramuz, une domestique n’entre pas dans la catégorie femme, ni dans la catégorie chien.

L’obsession domestique

On retrouve ce leitmotiv de la femme de ménage ramuzienne de nombreuses fois dans sa Correspondance  et dans son Journal:

– « Maman est toujours peu bien et n’arrive pas à trouver de domestique. » (1905)

– « Ma femme de ménage m’a acheté différentes brosses dont je ne comprends pas l’usage et trois kilogs de soude. » (1905)

« Vous n’imaginez pas mes débats avec ma femme de ménage ; quand je la trouve oignant de beurre la plaque de ma cheminée frottant mes chapeaux avec une brosse pleine d’eau parce que c’est plus vite fait. J’ai commencé à faire mes déjeuners de moi-même, puis j’y ai renoncé. » (1906)

– « J’ai frotté mon fourneau au noir du Lion, j’ai poli mes cuivres au brillant belge, j’ai lavé mes morceaux d’étoffe, j’ai savonné ma table et ma bibliothèque ; hier, pour la première fois, ma femme de ménage est venue; à présent j’attends le petit choc intérieur qui est le signe que la vie recommence. » (1909)

Quinze jours où j’ai fait un peu tous les métiers : cireur de parquet, frotteur de carreaux, fourbisseur de « cuivre», tapissier même à l’occasion, seul à me débattre en bras de chemise dans mon petit appartement, n’ayant trouvé de femme de ménage que ces jours derniers, – et cela vous expliquera mon silence. Mais me voici maintenant tout à fait installé et tout à fait bien installé (1911)

Ce n’est pas pour rien que Woody Allen avait relevé, dans une passionnante étude sur les notes de blanchisserie de Freud, les prolongements psychanalytiques très pertinents sur le lavage de linge sale en famille et ses conséquences. C’est par la fiction que Ramuz a sublimé son désir de femme de ménage et, sans doute, son désir de femme tout court. Et de chien aussi. Et peut-être de pipe. N’écrit-il pas à Benjamin Grivel, en date du 23 décembre 1905 :

« Je commence un roman « bourgeois » qui se passera successivement dans une petite ville du canton sur le modèle d’Aubonne et à Lausanne ; un notaire qui perd sa femme et qui épouse sa volontaire [une aide suisse allemande à gages réduits, ancêtre des filles au pair] qui tourne mal : et puis comme fond et élargissement deux vies et deux pays : autrefois et aujourd’hui le restreint, l’étroit et le cosmopolite. Je vois la chose assez bien. »

Bon, je vous laisse, j’ai mon ménage à faire.

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L’Opéra de chambre de Genève: le petit opéra qui en remontre aux grands

Là, tout n’est que musique, humour, jeu et volupté. Là, pas de ‘Don Giovanni’ revisité en mafieux de la Camorra avec Donna Anna nymphomane à la clé (de sol). Là pas de ‘Macbeth’ de Verdi replacé dans la Roumanie de Ceaușescu, ou de ‘Fidelio’ façon camp de concentration nazi parce que le metteur en scène pense qu’on n’est pas assez grand pour faire le parallèle tout seul.

Là, pas non plus de production importée de Slovaquie de l’Ouest dans une esthétique ‘âge d’or des galas Karsenty-Herbert’ avec chanteurs idoines, ni de spectacles musicaux créés à la va-vite pour un public qui est resté figé sur les opérettes de Francis Lopez (« tchicatchicatchi aïe aïe aïe »)

Fondé en 1966 par Robert Dunand, Sara Ventura et Thierry Vernet (le compagnon de voyage de Nicolas Bouvier a créé de nombreux décors pour ses productions), l’Opéra de chambre de Genève vient de fêter avec éclat, avec brio, avec maestria, avec vigueur et avec jeunesse son cinquantième anniversaire dans la Cour de l’Hôtel de Ville de Genève avec un Signor Bruschino d’anthologie.

De très bons chanteurs, un orchestre enjoué dirigé par le chef et claveciniste Franco Trinca, précis et facétieux à la fois, et une mise en scène primesautière et intelligente de Primo Antonio Petris qui a su parfaitement faire justice à cette musique extraordinaire, ces récitatifs dans la plus pure tradition de la comédie italienne, ces solos à variations, ces ensembles vocaux, cette virtuosité expressive dont Rossini est le spécialiste.

Tous les interprètes étaient absolument fabuleux, du Gaudenzio fantasque de Leonardo Galeazzi et du Bruschino-père loufoque de Michele Govi (de grands chanteurs rossiniens, et d’excellents comédiens), au gracieux Florville de Manuel Nuñez Camelino (un grand maigre, avec ce charme léger des tenorini rossiniens), à la Sofia faussement ingénue et merveilleusement gracieuse de Marion Grange, au Filiberto pince-sans-rire de Sacha Michon, et à la Marianna chaleureuse de Juliette de Barres Gardonne.

Petit, mais costaud

La mise en scène et la scénographie, étaient simples, parfaites, utiles, justes, pour cet opéra en un acte de la production vénitienne de Rossini (1813) : des cageots empilés autour de la scène faisaient office de bibliothèques, avec quelques livres par-ci par-là, et, devant, des mannequins en plastique noir, qui permettent de jouer sur certains quiproquos, un portrait de la reine d’Angleterre façon Andy Warhol, mais déstructuré, qu’on s’amuse à prendre à témoin, un jeu de scène ingénieux où les entrées et les sorties se font entre les cageots-bibliothèques.

Au centre, en fond de scène, un tableau noir qui, au début, est couvert de formules mathématiques faisait un parallèle amusant avec les calculs intéressés de chacun des personnages. Au fil de l’action, le tableau se couvrait de cœurs dessinés par les jeunes premiers Sofia et Florville quand ils se chantent leur amour. Plus tard, dans la scène où Sofia, la fausse ingénue, demandait qu’on lui explique ce qu’est le mariage, Gaudenzio lui chantait l’explication tout en esquissant maladroitement sur le tableau un garçon et une fille se regardant en coin…

Les récitatifs, dirigés par Franco Trinca au clavecin, étaient travaillés au cordeau, avec quelques gags en plus auxquels participaient les magnifiques musiciens de l’Orchestre de chambre de Genève qui, dès le début, dans l’ouverture pétillante de l’opéra, cognaient allègrement leurs archets sur les violons, une des multiples astuces musicales due à l’inventivité sans limite du grand Gioachino.

Tanti auguri a voi!

Je me souviens d’avoir rencontré Sara Ventura qui, avant l’actuel président Jean-Rémy Berthoud, a longtemps présidé l’Opéra de chambre de Genève et qui lui a imprimé cette intelligence et cette cohérence dans le choix du répertoire – des compositeurs connus ou moins connus dans leurs œuvres facétieuses – Lo sposo di tre e marito di nessuna de Cherubini, La finta semplice de Mozart, Il mondo della luna de Piccinni, Il Barbiere di Siviglia version Paisiello, Le serve rivali  de Traetta, I due baroni di Rocca Azzurra de Cimarosa et un long et magnifique etcétéra – dans cinquante ans de brillantes productions, avec des mises en scène simples et raffinées à la fois, qui font revivre des œuvres moins connues et remettent l’opéra sur les tréteaux.

On est loin des grandes machines, et encore plus loin de certaines lourdeurs prétentieuses des opéras institutionnels qui feraient bien d’en prendre de la graine, notamment pour ce qui est du choix du répertoire (combien de Tosca, combien de Norma, combien de Carmen ?), mais aussi en ce qui concerne la mise en scène : trop souvent les énormes moyens à disposition font passer l’opulence et la surenchère d’effets techniques avant l’intelligence de l’œuvre. On oublie trop qu’avec peu de choses on fait aussi des merveilles, et que le manque d’argent stimule l’ingéniosité et évite les redondances.

Un spectacle comme celui-là, c’est une bouffée de bonheur, qui vous réconcilie avec l’opéra et le théâtre et vous met de bonne humeur pour un bout de temps. Rien que pour cet effet thérapeutique, on souhaite une très très très longue vie au grand Opéra de chambre de Genève et à son équipe.

Signor Bruschino

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Les CFF n’aiment pas les pendulaires et c’est réciproque

L’ennui, quand on habite dans un pays connu à la fois pour son multilinguisme, sa politesse méticuleuse que certains voisins apparemment nous envient, son tourisme cher mais réputé de qualité, et qu’on fait partie des malheureux 105 000 pendulaires intercantonaux qui doivent prendre les transports publics pour gagner courageusement leur croûte, c’est que tous les matins de la semaine, pendant un trajet qui ne dure pourtant qu’une heure à tout casser, on est continuellement tiré d’une somnolence compensatoire de nuits toujours trop courtes, d’une rêverie prometteuse d’avenirs vacanciers, d’un sudoku ou d’un mot fléché (qui, à ces heures, exige une concentration surhumaine), d’une lecture qui, peut-être, débouche sur des perspectives d’oisiveté de bon goût, voire, pour les plus stakhanovistes, d’une révision attentive du ixième rapport en retard à rendre urgemment.

Comme si on se la jouait Cabaret (mais sans la délicieuse perversion, hélas), des enregistrements mécaniques en voix de synthèse, et quelquefois mal édités, ânonnent des« Mesdames-zet-Messieurs » (avec liaison de rigueur), des « Meine Damen und Herren » formels et austères, des « Signore e Signori » racés quoique méditerranéens, des « Ladies zand Gentlemen » (avec liaison tout aussi de rigueur) – on attend les versions russes et chinoises – retentissent à tout bout de champ pour annoncer des destinations finales suisso-germaniques triomphantes dont notre lieu de travail provincial n’est qu’une étape, ou pour vanter les qualités gastronomiques du petit déjeuner hors de prix réchauffé au micro-onde d’une voiture restaurant qui, malgré les descriptions louangeuses, peine à tenir son rang.

Des contrôleurs surgissent à l’instant où on se rendort et contrôlent chaque billet à n’importe quel moment, poinçonnent ce qu’ils peuvent poinçonner et frottent avec énergie les divers abonnements, les ‘SwissPasses’, pardon, sur des smartphones lents à la détente mais qui bipent joyeusement à chaque passage.

Des messages navrés signalent de terribles retards d’une minute et s’en excusent abondamment dans toutes les langues disponibles y compris la langue de bois, pour ce qui est des ‘incidents techniques’ récurrents. On n’a heureusement pas encore signalé de hara-kiri de la part du personnel.

D’autres annonces signalent aux Mesdames et Messieurs, Meine Damen und Herren, Signore e Signori et autres Ladies and Gentlemen l’arrivée prochaine dans chaque gare, tout en priant les voyageuses/-geurs qui auraient eu la fantaisie et la possibilité de n’en faire qu’à leur tête de bien vouloir sortir du côté droit ou du côté gauche, « dans le sens de marche », certaines fois, « dans le sens de la marche » d’autres fois, en se gourant régulièrement de côté, au grand désarroi desdits voyageuses/-geurs se trouvant, sans crier gare – et même sans crier « gare » –, confrontés au terrible dilemme de ne pas savoir de quel côté sortir.

On se prend à penser : « Mais est-ce qu’on ne pourrait pas laisser tomber les Mesdames et Messieurs, Meine Damen und Herren, Signore e Signori, Ladies et Gentlemen et juste donner l’information dans la langue correspondant aux étapes du trajet ? »

On se prend à s’interroger : « Mais quel est le pourcentage de touristes anglophones à ces heures et dans ces trains archibondés ? ».

On se prend à rêver : « Mais pourquoi ‘ils’ ne font pas comme aux Pays-Bas ou en Espagne, où on voyage tranquille et où les contrôleurs font quelques pointages de temps en temps, parce qu’on doit oblitérer son titre de transport pour pouvoir entrer dans le train, comme ça se fait dans le métro ? »

On se prend à fantasmer grave, façon 1984 : « Et si je sortais exprès du côté contraire au ‘sens de marche’ » ?

Et on se prend à souhaiter qu’un jour, ce temps qu’on doit malheureusement passer dans les transports publics redevienne ce moment tranquille où toutes les rêveries étaient permises.

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L’anglais, vraie première langue fédérale

L’anglais, vraie première langue fédérale

Dans le fond, on se demande bien pourquoi on se fatigue à apprendre l’allemand ou le français, voire, pour les plus zélés, l’italien ou le romanche, ces vieilles langues fédérales et nationales, avec des grammaires emmerdantes, des tas d’exceptions, aucune série télévisée universelle et pas de vedettes de la chanson qui porte des robes en viande ou de groupes qui cassent les meubles des chambres d’hôtels.

Laissons ça aux rares traducteurs littéraires qui sévissent encore dans nos contrées et exigeons des autorités un changement de la Constitution, pour qu’on puisse enfin scander en toute tranquillité « In The Swiss Franc We Trust », et parler la seule langue utilisée sur l’ensemble du territoire et dans tous les domaines.

Car enfin, franchement, est-ce qu’on a besoin du romanche pour passer à la Migros prendre un abonnement « Migros Budget » (le « Maxi One » ou le « Mini One », sans compter qu’on peut faire du « Self-Checkout » et même gagner quelque chose au « Mega Win ») ?

Est-ce qu’on a besoin de l’italien pour s’acheter un « Galaxy S7 Edge (Rethink What A Phone Can Do) » ?

Est-ce qu’on a besoin du français pour aller au « Neuchâtel International Fantastic Film Festival : The Swiss Event For Fantastic Film, Asian Cinema & Digital Creation » ?

Let’s be matter of fact and down to earth, imposons l’anglais, qu’on puisse enfin s’acheter une voiture en ne s’humiliant pas au moment de parler au vendeur de la « Smart fortwo Brabus tailor made blackpearl » qui, à l’heure actuelle, et compte tenu des connaissances linguistiques de la majorité de la population, doit ressembler à quelque chose comme une « smart brabus thaïlor mad blackpéarle » (qui ne s’est jamais aventuré, en grand magasin, à demander le rayon des switcheurtes ne se rend pas compte de la honte).

C’est que ça devient urgent, surtout au moment de changer de téléphone, pardon de smartphone :

Chez Sunrise, dans la catégorie « Sunrise Freedom », on doit choisir entre le « Sunrise Freedom Start », avec des options « super max », « max », « relax » ou « classic », et dans la catégorie « Sunrise Home », on a différentes options qui vont de l’ « internet start », « internet Comfort », avec « phone start ou phone comfort » au « TV Start » ou « TV Comfort ». Sans compter l’option MTV Mobile Freedom (« max », « world », « swiss », « myfriends » et « start »).

Comme de son côté Salt a mis son grain de sel dans l’affaire, vous serez également bien embarrassé – « pissed off », on peut le dire – au moment de devoir choisir entre le « Start » et le « World » en passant par le « Basic » ou le « Swiss », même si les « Unlimited Surf Roaming », et les « Unlimited Surf » peuvent apparaître tentants, au premier abord.

Et même si vous essayez, en désespoir de cause, de vous rabattre sur Swisscom, vous allez quand même être confronté à l’offre de la nouvelle « Internet-Box standard », qui nous propose « non seulement le meilleur WLAN possible, mais aussi une sécurité élevée… » et, côté télé, vous devrez choisir entre différentes offres qui vont de « Swisscom TV Air » avec fonction « Replay », « Multiroom » (« une expérience TV complète avec toutes les fonctions sur max. 5 TV-Box simultanément »), sans compter la, tenez-vous bien, « Ultra High Definition (UHD) », à ne pas confondre avec une vulgaire brique de lait UHT. Et il y a une grande nouveauté : le « Hot from the US ».

Vive le Swissglish.

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Littérature en Suisse : quatre langues, zéro traductions (ou presque)

Mais que se passe-t-il avec la traduction littéraire en Suisse ? Je demande ça parce que j’ai toujours pensé qu’un des grands avantages culturels de notre pays était d’avoir quatre langues, dont trois langues culturelles majeures, et qu’une de nos caractéristiques démocratiques et fédérales était de systématiquement tout traduire dans ces quatre langues pour des questions de compréhension et de cohésion nationale.

D’ailleurs, l’Office fédéral de la culture (OFC), cette subdivision du Département fédéral de l’Intérieur, a justement pour mandat d’ « œuvrer en faveur du maintien du plurilinguisme en Suisse » : « La promotion du plurilinguisme et de la compréhension entre les communautés linguistiques constitue un des piliers de la politique linguistique suisse. »

Pour ce qui est de la traduction littéraire, le même office, sur sa page web, précise encore que « la littérature suisse est confrontée à des enjeux complexes du fait de la cohabitation de langues et de traditions culturelles diverses. Essentiel à la cohésion nationale dans sa diversité, l’accès à ces différentes expressions joue un rôle de premier plan. Il faut donc soutenir cette diversité. »

Le Parlement, dans le nouveau ‘Message culture’ et la ‘période d’encouragement 2016-2020’ – j’aime bien cet ‘encouragement’ –, réaffirme que « le travail de coordination au niveau national doit être poursuivi et consolidé ».

De son côté, Pro Helvetia a pour mandat de promouvoir « les échanges culturels entre les régions linguistiques de Suisse » et de soutenir « des projets servant à la production et à la diffusion d’œuvres artistiques et contribuant aux échanges culturels entre les régions linguistiques de Suisse. »

Soutien à la traduction : toutes les langues sont bonnes

Quand on va à la page ‘soutiens’ de Pro Helvetia, on trouve effectivement des sommes allouées à la traduction d’auteur(e)s suisses : pour 2016, deux livres d’Agota Kristof sont traduits en slovaque (pour une somme globale de Frs 5000.-), un livre d’Anne Perrier en russe (Frs 2000.-), un livre d’Antoinette Rychner en polonais (Frs 1000.-), comme d’ailleurs un livre de Bastien Fournier (Frs 650.-). Pour ce qui est de 2015, j’ai recensé vingt trois soutiens à la traduction dans une des langues nationales (quelque fois pour des éditeurs français ou allemands…) et une douzaine de traductions vers l’estonien, le géorgien ou le polonais (Ramuz et Jaccottet, en particulier), mais aussi vers le grec, l’anglais ou l’espagnol.

Oui, mais en Suisse ?

Et puis on fait quelques petites recherches sur le Catalogue Virtuel Suisse (chvk.ch), qui regroupe un grand nombre de bibliothèques de toute la Suisse, et on fait des pointages. Ramuz, Chessex ou Anne Cunéo y sont présents, dans l’original et dans la traduction, en allemand et en italien, il fallait s’y attendre, et c’est bien la moindre.

Mais Jean-Louis Kuffer, et son Journal littéraire en plusieurs volumes, une référence pour la compréhension de la littérature dans nos régions ? Aucun livre traduit en allemand (alors que le Journal de Max Frisch est traduit en français, et superbement, en plus).

Janine Massard et ses bientôt quatorze magnifiques romans tout ce qu’il y a de plus suisses ? Un livre traduit, en allemand seulement (Trois Mariages – Drei Hochzeiten). Pourquoi celui-là et pas un ou des autres, mystère. Mais L’Héritage allemand a été traduit en russe.

Jean-Michel Olivier, Prix Interallié pour L’Amour nègre ? Introuvable en allemand, mais il est traduit en espagnol.

J’en passe, et des tonnes.

J’avais bien envie de demander au Wallender suisse, le Commissaire Hunkeler de la Police de Bâle de faire une enquête, mais il ne parle que l’allemand et juste un peu d’italien : aucun de ses neufs polars, de passionnantes études sociologiques de la Suisse contemporaine dues à la plume de Hansjörg Schneider, n’a été traduit en français alors que le polar suisse est à l’honneur au Livre sur les quais de cette année, et que tous ont été des bestsellers en Suisse allemande et dans les pays germaniques.

L’éternel retour du rêve

C’est là où, à nouveau, on rêverait d’un vrai Département fédéral de la cultureavec une vraie politique culturelle ‘proactive’, pour utiliser un terme jargonneux très en vogue en ce moment, qui regrouperait ce qui, aujourd’hui, est divisé en deux organismes qui font ce qu’ils peuvent, mais n’arrivent pas à soutenir de manière cohérente ces « projets servant à la production et à la diffusion d’œuvres artistiques et contribuant aux échanges culturels entre les régions linguistiques de Suisse. »

On nous répond, en jargonnant : il y a de l’argent, nous avons mis en place des « mécanismes de financement ». Mais ça ne fonctionne que pour autant qu’un éditeur suisse, par exemple, 1) lise 2) lise d’autres langues fédérales que la sienne 3) veuille bien s’intéresser à publier une œuvre d’une autre région linguistique 4) ou qu’un traducteur le propose à un éditeur, qui 5) fera sa demande de soutien en bonne et due forme – on comprend mieux pourquoi ça bloque et pourquoi, à l’heure actuelle, la littérature suisse d’expression française, en particulier, n’est pas lue en Suisse allemande.

Yaka

C’est là où il faudrait une politique de traduction systématique, organiser un panel de lecteurs choisis (professeurs, libraires, écrivains, particuliers) dans chaque région linguistique qui signaleraient ce qu’ils trouveraient intéressant de traduire dans les autres langues nationales.

Et puis, pourquoi ne pas créer une vraie structure éditoriale, appelons-la Passages, tiens, comme le magazine de Pro Helvetia, qui serait chargée, chaque année, de faire traduire et de publier un certains nombres de livres de chaque région.

Qu’on puisse enfin se lire parmi, histoire de mieux se comprendre.

Ou pas.

hunkeler hbukerler it

À quand un vrai Département fédéral de la culture suisse ?

En Suisse, dès qu’on s’intéresse à la culture officielle, on a parfois la forte tentation de sortir son arme de service, obligeamment fournie par les autorités, par exemple quand Pro Helvetia, dans son magazine Passages sur les cultures numériques (Art et Culture numériques, 2014) décrit les stars suisses de la mouvance remix en ces termes :

« …Thomas Hirschhorn ou Gerda Steiner & Jörg Lenzlinger (…) travaillent avec de grands assemblages ouverts de matériaux hétérogènes d’origines très diverses, à partir desquels ils développent des systèmes de classification leur permettant d’établir au moins certains liens conceptuels temporaires. Tous deux recourent fréquemment à des éléments visuels forts – du ruban adhésif brun chez Hirschhorn, de l’acide urinaire cristallisé chez Steiner & Lenzlinger – pour entrelacer les divers matériaux et tisser un nouveau tout. (…) Tous deux créent donc des moments de présence, de densification et de concentration sur fond de profusion débordante de fragments culturels, qui se font concurrence, sont chaotiques dans leur somme et englobent aujourd’hui des processus biologiques. »

Pour Thomas Hirschhorn (j’ai parcouru une de ses œuvres au pavillon suisse de la Biennale de Venise), je traduis : des centaines de canettes vides reliées entre elles par des bouts de scotch brun. Malgré la chaleur torride, le visiteur, à qui on interdisait d’amener sa propre canette, même avec un bout de scotch brun, histoire de ne pas mélanger les courants artistiques, se demandait, toujours avide de détails sur le processus créatif, si l’artiste travaille avec des collaborateurs ou s’il les a vidées tout seul, ses canettes.

Notez qu’à une autre Biennale de Venise, toujours dans le pavillon suisse, et toujours sous l’égide de Pro Helvetia, j’avais visité pendant au moins une minute montre en main ‘You they they I you’ (non, l’anglais n’est toujours pas une langue nationale), une installation de Vincent Carron, un grand serpent en fer forgé qui sinuait dans tout le pavillon vide, avec vélomoteur Ciao dans une salle et deux trois trucs disparates qui se couraient après.

Je n’avais pas tout à fait saisi que « riche en pronoms personnels, le titre de l’œuvre – ‘You they they I you’  – rappelle lui-même les sinuosités que le serpent décrit dans les salles d’exposition tout en renvoyant au rapport en œuvre, spectateur, auteur et espace. Il s’agit aussi d’une forme d’appropriation puisque l’œuvre s’inscrit comme la réinterprétation d’une grille couvrant la fenêtre d’un immeuble de Zurich datant du début du XXe siècle et qui abrite un poste de police. »

Le Ciao ? « Par le biais de cet objet, Carron se heurte à tous les problèmes liés à un processus de restauration. Jusqu’à quel point faut-il chercher l’original ? Jusqu’où peut-on ou doit-on aller ? Le résultat s’approche de ce que l’on pourrait définir comme un ready-made modifié, mais il est surtout un hommage à une culture industrielle en voie de disparition dans l’Europe d’aujourd’hui. » (Giovanni Carmine, Commissaire du pavillon suisse 2013).

On ne devrait pas demander, ce n’est pas poli, mais quand même : combien tout ça a-t-il coûté exactement ? Avec ou sans cannettes ? Et le vélomoteur Ciao fait-il partie de la collection particulière de ready-mades modifiés de l’artiste ?

Où notre héros s’explique sur un titre de blog qui se veut parlant et original, certes, mais qui reste pour le moins ambigu.

On comprendra dès lors que, décidé à parler coûte que coûte de culture suisse, et même de cultures suisses au pluriel dans le blog que me propose aimablement le quotidien Le Temps, j’aie décidé de l’intituler IdioCHyncrasies, non sans une grande hésitation sur la position du CH dans le mot.

C’est qu’il existe un décalage abyssal entre une certaine culture officielle, jargonneuse, soutenue et mise en avant par les deux mamelles de la culture suisse – l’Office fédéral de la culture et Pro Helvetia –, et une culture suisse foisonnante et moins cérébrale qui me touche et m’intéresse beaucoup plus.

Les deux organismes culturels officiels n’y peuvent pas grand-chose, d’ailleurs. L’Office fédéral de la culture, une subdivision du Département fédéral de l’Intérieur, s’occupe de la législation sur la culture, de la gestion du patrimoine, de la politique linguistique, de l’aide au cinéma et des relations culturelles à l’étranger, tandis que Pro Helvetia est une fondation de droit publique indépendante de la Confédération (mais financée par elle…) et doit « promouvoir les activités culturelles d’intérêt national », les tas de canettes à scotch brun de Thomas Hirschhorn et le serpent à vélomoteur de Vincent Carron, par exemple.

Tant l’un que l’autre ont les mains liées, des budgets constamment rabotés et des cahiers des charges annuels très stricts, sans aucune réelle indépendance face à un gouvernement, à des politiciens et à des trésoriers plus connus pour leur gestionnite aigüe que pour leur passion pour l’art.

Dans ces conditions, et dans ce partage des tâches peu clair – l’Office fédéral de la culture gère les « relations culturelles à l’étranger », mais les tournées à l’étranger, les centres culturels suisses de Paris, Rome, New York et les « antennes suisses », sont prises en charge par Pro Helvetia –, on comprend que les décideurs culturels se raccrochent au moindre concept bien présenté : ce qui est peu clair voire incompréhensible a le mérite d’être potentiellement génial et se prête particulièrement bien aux tartines jargonneuses, celles-ci justifiant par contrecoup le rôle des médiateurs culturels. Le cahier des charges est rempli, le budget est dépensé et le serpent de Vincent Carron se mord la queue, en somme.

Cher Conseil fédéral : « Coup de sac ! »

La culture, ce n’est pas seulement la promotion des artistes et de leurs œuvres, c’est aussi un facteur-clé dans l’évolution de nos sociétés : les grands mouvements de population se multiplient dans le monde, avec tous les problèmes liés à l’intégration. Or la culture a un rôle primordial dans le sentiment d’appartenance à une communauté, la France et l’Italie l’ont bien compris. Et nous ?

« I have a dream », comme disait l’autre : pour faire le ménage, pour renouer avec le vieux rêve des Zofingiens de 1848, et pour mettre en avant une culture nationale dynamique, qui, au-delà des clivages linguistiques, existe depuis longtemps – un gros héritage protestant, une forte influence germanique, une grande richesse linguistique, de nouvelles générations sans complexes, connectées et ouvertes sur le monde, une immigration enrichissante, si, si –, pourquoi ne repartirait-on pas à zéro avec la création, enfin, d’un vrai Ministère, un vrai Département fédéral rien que pour la culture, histoire de promouvoir une image d’une Suisse du XXIe siècle, riche, multiple et fière de ses contrastes et de ses contradictions ?

 

2013 Vincent Carron Serpent

Illustration: Vincent Carron, ‘You they they I you’, Biennale de Venise, Pavillon suisse, 2013.