Pourquoi on ne fabrique pas de montres en Ukraine?

L’Ukraine est en avance sur la Suisse. D’une heure, très exactement!

Le rapport au temps est probablement l’un des éléments culturels qui m’a posé (et me pose encore) le plus de problèmes ici. C’est pourquoi il me semble important d’en parler dès le début de ce blog. En Suisse, on fabrique des montres, pas en Ukraine. Et ce n’est pas un hasard.

Le décalage horaire

Quand il est 8h à Lausanne, il est 9h à Kiev. Mais on ne souffre pas du décalage horaire pour autant. En effet, toute l’activité du pays semble différée d’une heure. Nos magasins ouvrent à 9h, les leurs à 10h. Nous finissons nos journées à 18h, ils finissent les leurs à 19h… dans le meilleur des cas. J’y reviendrai.

Pour certaines activités, le décalage horaire est encore plus important: n’essayez pas d’acheter du pain frais avant 9 ou 10h du “matin”. La plupart du temps, à l’ouverture, on ne vous proposera que les croûtons du jour précédent et si les horaires sont élastiques, il ne semble pas que les boulangers ukrainiens soient très matinaux.

La journée monotâche

Bien plus problématique qu’une heure de décalage: le rapport à la ponctualité. Pour un Helvète de base, organiser 4 à 5 rendez-vous au cours d’une même journée ne représente rien d’exceptionnel ou d’héroïque. Ici, on n’essaie même pas!

Et pour cause, tout, strictement tout, se fait à la dernière minute. Fixer un rendez-vous plusieurs semaines – même plusieurs jours – à l’avance ne sert à rien. Toute tentative de planification sera modifiée le jour même parce que tous les autres rendez-vous de votre interlocuteur s’organisent au jour le jour. Corollaire de cette réalité: vous abandonnez vite l’idée d’avoir plus d’un rendez-vous important dans la journée.

Petite illustration: vous devez rencontrer le vice-adjoint du maire d’un bled paumé. Sa secrétaire est incapable de vous dire s’il sera libre le lendemain et vous recommande de plutôt l’appeler le matin (c’est à dire à 10h… vous suivez?). Là, elle vous dira probablement qu’il n’est pas encore arrivé au bureau (tu m’étonnes, aussi tôt…) et qu’il faut rappeler plutôt vers 11h. Peine perdue car à 11h, il sera probablement à une réunion qui durera jusqu’à la pause déjeuner (laquelle commence à 13h, cf. supra). Donc à 15h, vous réessayez, on finit par vous dire qu’effectivement, vous pouvez passer à 16h30. Si à 16h30 vous rencontrez votre homme, vous êtes un chanceux. Ca arrive parfois. Mais il est aussi probable qu’un autre rendez-vous extrêmement urgent (on parle quand même du vice-adjoint au maire!) repousse finalement tous vos plans au lendemain. Vous aurez donc passé une journée entière à attendre pour rien… ou au mieux pour rencontrer le vice-adjoint au maire pendant 10 minutes. Cette histoire est basée sur des faits réels.

Le Suisse considère que faire attendre quelqu’un est une forme d’irrespect, parce que cette personne a probablement dû sacrifier d’autres rendez-vous pour lui consacrer du temps. En Ukraine, on s’en contrefout. Du moins, c’est l’impression que j’en ai. Mais gare aux jugements hâtifs! Il y a aussi des choses dont on se moque royalement chez nous qui sont d’une extrême importance ici. Le respect de la hiérarchie par exemple. C’est pourquoi il serait très déplacé de vous moquer du statut de vice-adjoint du maire de ce bled paumé qui vous a gâché votre journée. Il est même recommandé de l’appeler par son patronyme (par exemple, si son père s’appelle Oleksandr et qu’il s’appelle Vassily, ça deviendra “Vassily Oleksandrovych”… vous pouvez donc au moins profiter de votre interminable attente pour apprendre l’arbre généalogique du vice-adjoint au maire).

Le week-end fourre tout

Une autre chose qui heurte mes convictions de représentant du pays des horlogers: le rôle du week-end. Chez nous, les derniers jours de la semaine sont perçus, par les employés comme les employeurs, comme le moment où leur relation s’arrête. Il serait totalement inconvenant d’appeler l’employé durant ces deux précieux jours, et encore plus absurde de le convoquer à une séance.

Ici, le week-end est perçu comme une case temporelle vide. L’employeur ne se pose généralement pas la question de savoir ce que son employé pourrait bien vouloir en faire et n’hésite jamais à y placer les rendez-vous qu’il n’aura pas réussi à agender durant les heures de travail. Ce qui arrive régulièrement, comme vous pouvez l’imaginer. À défaut du week-end, les soirées des employés semblent aussi d’excellents moments pour organiser toute sorte de conférences ou de meetings professionnels qu’on n’a pas pu placer pendant les heures de bureau. Ça fait mal à la vie de famille. Surtout quand on sait que ces horaires de stakhanovistes permettent de ne gagner généralement guère plus de 200 à 500 CHF par mois.

Le temps n’est pas une priorité universelle

Mon billet peut paraître amer, mais je ne souhaite pas juger, juste m’amuser un peu de cette situation. Après tout, c’est moi qui ai choisi de vivre ici et c’est donc à moi d’apprendre de ces différences. Admettre que ce qui est essentiel à nos yeux ne soit pas une notion universelle est une expérience surprenante à travers laquelle on se découvre aussi soi-même.

Cela dit, l’Ukraine a aussi, dans certains domaines – souvent liés aux nouvelles technologies – beaucoup plus qu’une heure d’avance sur la Suisse. J’en parlerai dans un prochain billet.

Note: j’ai remarqué que j’ai énormément de photos de l’absurde ou de l’étrange Ukraine que je veux vous raconter sur mon compte instagram. C’est donc là que je piocherai, dans les prochains articles, des images pour illustrer mes propos.

Niels Ackermann

Niels Ackermann, photoreporter, co-fondateur de l’agence lundi13, vit entre Kiev et Genève. Il produit depuis 2007 des reportages pour les principaux titres de la presse internationale. Ses travaux actuels visent à donner une image nouvelle et positive à I’Ukraine, trop souvent associée à des clichés exagérément négatifs.

4 réponses à “Pourquoi on ne fabrique pas de montres en Ukraine?

  1. Bonjour,
    Pour ne pas donner des fausses informations à vos lecteurs, voici les vrais chiffres sur les salaires :
    110 CHF (100 euros) par mois – salaire ordinaire (à la capitale y compris).
    Tout ce qui dépasse 220 CHF (200 euros) est une chance.
    Vos 500 CHF n’ont donc rien à voir avec à la réalité, c’est très, encore une fois très exagéré.

  2. Huum-huum… Là, je percois une nette difference entre la Suisse et la France : en France les boutiques s’ouvrent à 10h, dimanche elles sont fermées. En Ukraine, elles sont ouvertes quand y a plus de chance d’avoir le client. Les supermarchés peuvent fermer vers 23h….
    Quant à l’ajoint au maire du bled paumme, il est possible qu’il cherche à vous eviter. Il faut s’y prendre autrement : ecrireune lettre officielle avec un accroche, afin qu’il sache qui vient, pourquoi et quel est son intérêt de vous recevoir (je ne parle pas des magouilles, mais de motivation électorale ou autre…).
    Bonne chance et bon courage.

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