Comment «Le Temps» conçoit la vidéo au sein de sa rédaction


Depuis l’été dernier, Le Temps a investi des ressources considérables dans la vidéo. Notre équipe est désormais composée de cinq vidéastes qui réalisent quasi quotidiennement des contenus visuels pour notre site internet et nos réseaux sociaux. Nous sommes deux journalistes confirmés, il y a deux journalistes en formation. Deux d’entre nous ont un profil plus technique avec notamment des compétences en motion design.

Comme tous les journaux qui ont adopté le réflexe vidéo ces dernières années, Le Temps tâtonne encore et cherche le bon modèle pour produire des contenus qualitatifs et les promouvoir efficacement. Après six mois de fonctionnement au sein de notre nouvelle structure, la Digital Factory, composée de vidéastes, de deux social media managers, d’un business development manager et de trois techniciens (développeurs et gestion de projet), voici quelques réflexions que nous voulons partager avec vous:


1. Non au «tout vidéo»

Nous croyons dans la vidéo mais encore plus dans le journalisme multimédia. Nous n’avons donc pas succombé à la vague du «pivoting to video». Concrètement, au sein de la newsroom, ce support n’est pas devenu une obsession, un passage obligé, le prérequis d’un bon storytelling, mais seulement un moyen parmi d’autres de raconter une histoire. La question que nous nous posons à la naissance d’un sujet est invariable: «Quel est le meilleur support pour raconter cette histoire?» Et parfois la réponse est: la vidéo. Très souvent, ce n’est pas le cas. Les journalistes de la newsroom, print et web, continuent à mener leurs enquêtes et écrivent chaque semaine des récits palpitants, sans nécessairement une contribution de nos vidéastes.


2. Réinventer les vidéos «pure news»

Vous pouvez visionner quotidiennement sur les réseaux sociaux et notre site des vidéos qui ne correspondent pas tout à fait au postulat énoncé plus haut, courtes, avec du texte en surimpression, sur fond sonore? Ce format (les «snackables»), popularisé par AJ+ aux Etats-Unis, assez rapidement développé par nos confrères de Nouvo en Suisse romande et tant d’autres à travers le monde, a certes contribué à l’avènement de la vidéo comme nouvelle forme de narration sur les réseaux sociaux et capté de nouvelles audiences, mais nous constatons que ce modèle s’essouffle. Par ailleurs, en l’état, il ne correspond pas pleinement aux objectifs qualitatifs du Temps.

Pourquoi alors proposons-nous ce format? Pour deux raisons:

Parce qu’il est important, pour s’imposer comme producteur de contenus multimédias, de diffuser sur les réseaux sociaux et sur son site internet une offre régulière de vidéo. Cela permet de créer une communauté de fidèles et d’occuper le terrain. Même si la valeur ajoutée de ce type de contenu n’est parfois pas évidente pour le lectorat historique du Temps, nous nous efforçons de faire davantage qu’une mise en images de dépêches d’agence. Nous proposons un angle, un interlocuteur inédit, un ton. Nous cherchons encore la manière de nous approprier ce format et de trouver le petit plus qui en fera un contenu pleinement en phase avec l’identité «Le Temps».

Ces vidéos d’actu courtes ne sont clairement pas la priorité du Temps sur le plan éditorial mais nos statistiques confirment qu’elles pèsent de façon non négligeable sur la courbe de croissance de notre audience sur Facebook et letemps.ch, ce qui, in fine, aide à convaincre les annonceurs de l’impact de nos plateformes s’agissant de la vidéo, média de plus en plus populaire auprès de ces derniers. C’est l’objectif que nous visons et nous l’assumons pleinement, tous journalistes que nous sommes.

Une fois que notre équipe sera rodée, il n’est pas exclu que nous délaissions progressivement ce type de contenus pour proposer davantage de formats à forte valeur ajoutée ou, de façon générale, plus conformes à l’ADN du Temps. Nous en produisons déjà. Mais nous en ferons plus, probablement dès la rentrée prochaine.


3. Explorer, échouer, recommencer

Nous pensons que Le Temps doit continuer à offrir du contenu qualitatif, qui suscite la réflexion, encourage le débat et fédère une communauté en Suisse romande et dans le reste de la francophonie. C’est pourquoi nous explorons de nombreux formats:

  • Les reportages (en Suisse essentiellement – ils fonctionnent bien en termes d’audience et contribuent à fidéliser notre audience)

  • Les tests produits (un domaine d’expertise sur lequel notre lectorat geek attend nos journalistes spécialisés)

  • Les interviews en studio ou à la newsroom

  • Les débats en Facebook Live (le bitcoin, le zéro déchet, le cancer, la philosophie, la photographie de presse, etc.), souvent combinés à des événements (soirées de lecteurs)

  • Les concerts en Facebook live à la newsroom


Nous proposerons régulièrement de nouveaus formats. Nous explorerons, échouerons et recommencerons.

Notre objectif est double. Premièrement, satisfaire notre lectorat de base et offrir ainsi des contenus qui répondent aux exigences de qualité du Temps. Et parallèlement, nous ouvrir à une audience nouvelle, peu familière de nos contenus, par l’intermédiaire des réseaux sociaux et de notre site internet.


4. Refuser le diktat du clic

Ce blog en est à lui seul l’illustration: nous croyons fondamentalement aux vertus du laboratoire dans les médias. Et même si nous cherchons à développer la visibilité de nos contenus sur de multiples plateformes, nous faisons des choix. Le premier d’entre eux, le plus important: nous refusons le diktat du clic.

Dans les éditions print et web du Temps, les articles experts en pages Sciences ou Eco, les interviews en pages Culture, les enquêtes en pages Suisse ou en Temps Fort ne sont pas dictés par leur audience (mesurable avec précision grâce aux outils online), mais par la nécessité de faire du journalisme de qualité.

Il en va de même pour la vidéo. Ce n’est pas parce qu’une vidéo ne rencontre pas le succès escompté – mesuré en vidéos vues – que nous arrêterons de produire des vidéos du même type. Nous préférons une poignée d’internautes passionnés, engagés et très satisfaits – données que l’on mesure également en termes de taux de visionnement moyen d’une vidéo. Ils comptent plus qu’un nombre incalculable d’internautes qui ne visionne que quelques secondes d’une vidéo parce qu’elle est en autoplay sur Facebook (à lire: Comment ne pas se faire berner par les statistiques vidéo de Facebook).

A ce titre, le choix du support de diffusion est fondamental et nous avons encore beaucoup à faire en la matière pour nous améliorer.

  • Quelle vidéo faut-il partager en natif sur Facebook?
  • Quelle vidéo faut-il au contraire héberger sur notre site et promouvoir par un post sur Facebook afin de rediriger les internautes sur notre plateforme?
  • Quand faut-il privilégier YouTube? Ou plutôt Instagram et ses stories?
  • Quand est-il recommandé de multiplier les plateformes de diffusion?

Répondre à ces questions nécessitera encore de nombreux mois de tests, de succès inattendus et de grosses déceptions et sans doute n’aurons-nous jamais la réponse définitive.


5. Notre public cible: celui qui s’engage

A ce stade, nous veillons surtout à prendre beaucoup de précautions lors de l’analyse de nos succès d’audience. Une vue automatique (autoplay) n’a évidemment pas la même valeur qu’une vue déclenchée par l’utilisateur en appuyant sur le bouton du player. Une vue sur Facebook est donc importante mais elle n’a pas la même valeur qu’une vue sur notre site internet, où l’internaute aura fait le choix délibéré de se rendre et où, espère-t-on, il restera.

Globalement:

  • Nous privilégions le nombre de minutes vues cumulées plutôt que le nombre de vues
  • Nous sommes très sensibles au taux de visionnement moyen
  • Exemple: notre vidéo «zapping» sur les difficultés rhétoriques du conseiller fédéral Guy Parmelin, qui accompagnait un article documenté d’une collègue journaliste, a immédiatement réalisé un bon score sur Facebook (elle totalise aujourd’hui plus de 27 000 vues et 19 000 minutes vues cumulées). Or, son succès sur notre site internet est, proportionnellement, bien supérieur (environ 10 000 vues, 29 000 minutes vues cumulées et un «play rate» de 13%)
  • Pour nos Facebook live, nous accordons plus de valeur à l’interaction (à savoir le nombre de questions en commentaire) qu’au nombre de vues simultanées
  • Pour nos publications YouTube, c’est l’effet «long tail» qui compte. Autrement dit, la mesure du succès de nos vidéos sur cette plateforme se fait sur le long terme! Dans ce registre, les formats à haut potentiel sont les décryptages, les tests produits et les vidéos explicatives et servicielles telles que celle-ci.

Dans les prochains mois, nous visons à augmenter substantiellement les vidéos vues sur notre site internet et nous engagerons plus de moyens pour la diffusion de contenus documentés et «evergreen» (republiables lorsque l’actualité le demande), notamment à destination de notre site internet et de notre chaîne YouTube.


6. Le «branded content» n’est pas un gros mot (pas toujours)

Au sein de l’équipe vidéo du Temps comme dans le reste de la rédaction, notre objectif ultime est le même que celui de nos confrères à travers le monde: convaincre les lecteurs/internautes que nos contenus de qualité méritent d’être payés. Les vidéos du Temps ne sont pas, en soi, un contenu payant, mais elles doivent trouver leur modèle économique.

Voici comment:

  • Le pre-roll (publicité qui s’affiche en introduction d’une vidéo) n’est qu’une façon parmi d’autres de monétiser la production de contenu. Notre modèle s’appuie davantage sur le «branded content», qui consiste à produire des séries de vidéos en partenariat avec / financées par un annonceur.
  • A la lecture du paragraphe qui précède, tout journaliste qui se respecte a les poils qui se hérissent. C’est notre cas aussi. Nous sommes conscients des risques et de la frontière ténue entre journalisme et publireportage lorsqu’il s’agit de réaliser des contenus sponsorisés engageant la visibilité d’une marque, mais nous ne transigeons pas avec les principes déontologiques résumés dans notre charte.
  • Lorsqu’un annonceur souhaite associer son nom à une série de vidéos (il en va d’ailleurs de même pour un article ou un long format multimédia), il faut évidemment entrer en négociation. Ce n’est pas dans les habitudes d’un journaliste de faire cela et, rassurez-vous, ces discussions nous mettent encore souvent mal à l’aise. C’est une nouvelle forme de cohabitation entre annonceurs et journalistes (responsables de projets) que nous découvrons et à laquelle il faut s’habituer. Cela ne signifie pas qu’il faille renoncer à sa déontologie.
  • Exemple 1: si un annonceur (disons un festival de musique) souhaite associer sa marque à une série de vidéos traitant de la musique classique dans le cinéma, nous exigeons une marge de manœuvre totale sur le traitement du sujet. L’annonceur n’intervient pas dans le processus de réalisation. Le journal réalise un bon contenu. Le festival s’assure une visibilité. Tout le monde y gagne.
  • Exemple 2: si un annonceur (disons une compagnie d’assurances) souhaite associer sa marque à une série de vidéos sur l’innovation en Suisse romande ou le sport, par exemple, nous élaborons un concept rédactionnel ad hoc. Si nous jugeons que la série de vidéos aurait pu voir le jour sans sponsor, qu’elle aurait pu naître de l’initiative de la rédaction, et que nous avons une liberté totale dans la réalisation des vidéos, nous ne voyons aucune raison de nous y opposer. Si, en revanche, le sponsor veut intervenir dans le processus, imposer des interlocuteurs, modifier tel ou tel paramètre, nous suggérons à l’annonceur de se tourner vers les publireportages). Nous trouverons quelqu’un pour le réaliser, mais la rédaction n’y sera en aucun cas mêlée.
  • Oui, même avec des règles bien établies, dans un modèle tel que celui-ci, tout est toujours question de négociation. Eh oui, nous-mêmes avons parfois encore des doutes sur la pertinence de ce modèle, mais…
  • … en restant rigoureux dans les choix des sujets et la façon de les traiter, nous estimons qu’il permet de créer des contenus de qualité. Il n’est pas rare que les «branded contents» du New York Times fassent plus d’audience que ceux de la newsroom du journal.
  • Le New York Times avec son T Brand Studio, le Wall Street Journal avec son Custom Studio, le Guardian et ses «sponsors» et plusieurs grands éditeurs qui connaissent de gros succès d’audience et sont très crédibles dans le journalisme ont opté pour ce modèle, qui génère des revenus importants, entre 15% et 20% des revenus de publicité digitale en 2015 au New York Times.
  • Par ailleurs, ces partenariats permettent de financer ces contenus de deux façons, directe (financement de la série) et indirecte (cette rentrée d’argent sert aussi à financer la production du reste des contenus, non sponsorisés, ceux dictés par la seule actualité, le besoin d’informer et les envies de nos journalistes).
  • En résumé, nous sommes conscients que ce modèle suscite la méfiance de nombreux journalistes et de lecteurs. Mais, s’il est implémenté avec transparence, rigueur et professionnalisme, est-il plus incestueux que les accords tacites passés par les annonceurs et les éditeurs à l’âge d’or de la publicité dans le print?

7. Travailler dans la newsroom et s’en affranchir

Au quotidien, nous, les vidéastes de la Digital Factory, sommes en immersion dans la newsroom mais nous essayons en même temps de nous en affranchir.

Je m’explique. Nous participons aux séances de rédaction hebdomadaires et quotidiennes pour nous calquer sur une actualité immanquable discutée pour le journal print/web. Lorsque nous produisons un sujet en collaboration avec les journalistes de la newsroom, en complément à leur article, nous travaillons souvent en binôme, parfois seuls.

Notre challenge à tous: trouver le bon équilibre entre les inputs et compétences techniques des vidéastes d’une part, et les initiatives et la connaissance du sujet des journalistes de la newsroom d’autre part. Il s’agit pour nous, vidéastes, de leur faire comprendre que nous ne sommes pas uniquement des «techniciens» à leur service mais que notre sens du storytelling vidéo est précieux. Il s’agit pour eux de nous rappeler que nous pouvons les solliciter, mais à une juste dose, sans nous appuyer totalement sur eux et ainsi les surcharger de travail.

Cela donne parfois lieu à quelques résistances de part et d’autre. Certains confrères ou certaines consœurs de la newsroom ont pu se montrer réticent(e)s à la collaboration pour des raisons pas toujours évidentes. L’impression, nous a-t-il semblé parfois, que notre travail n’est pas «digne» du Temps ou de la grande époque du print. Ou la crainte de voir leurs habitudes de travail bouleversées. Mais dans l’ensemble, la mayonnaise prend bien.

Nous fonctionnons également comme une structure autonome, occupée à des projets totalement indépendants de l’édition du journal. Parfois, souvent même, un contenu vaudra la peine d’être traité en vidéo sans qu’il soit nécessaire d’y consacrer un article dans l’édition print du Temps.

Xavier Filliez

Responsable éditorial vidéo / Digital Factory / Ringier Axel Springer Suisse SA / Le Temps / L’illustré / PME Magazine Bolero / TV8 / Gault&Millau

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