«Mais par quel corps on commence ?». Des carnages en parallèle

«Mais par quel corps on commence ?» s’écrie Francesco, pompier de Syracuse, au moment d’entamer la tâche impensable. Avec son collègue il doit commencer à collecter les restes des 500 corps sénégalais encastrés dans un navire qui a sombré au large de la Sicile, et que les autorités italiennes ont décidé de remonter des eaux. Le Grand Format RTS du 22 juillet nous explique que les motivations sont multiples à l’origine d’une telle opération, menée sur 12 jours, 24 heures sur 24, et qui a déjà coûté dix millions : la scientifique de service nous fait bien comprendre l’importance de ce qui va être une base de donnée unique au monde. Mais la douleur des familles motivent les gestes de la plupart.

La RTS a eu le courage de glisser au début du reportage deux photos des corps dans le navire, prises par un anonyme : vous les voyez, et votre cerveau immédiatement croit voir des images couleur de Nuit et Brouillard (1956). Cette impression, aussi fulgurante que violente, est confirmée peu après par les commentaires des pompiers qui comparent ce qu’ils ont découvert aux charniers des camps de concentration.

Max Slevogt: Einfahrt in den Hafen von Syrakus, 1914, domaine public
Max Slevogt: Arrivée dans le port de Syracuse, 1914, domaine public, wikicommons

Dans cet été de plus en plus rouge, il est sans doute urgent de se demander «par quels corps on commence», car cette question relie de manière incisive nos divers désarrois suscités par des charniers résultants de folies meurtrières disjointes : charniers des vaisseaux naufragés, charniers des attentats terroristes, ou des folies meurtrières individuelles, ou encore charniers des violences militaires. Dans notre mémoire collective, les amas de corps sur sol européen commencent à s’entasser, à s’inscruster, au risque de nous faire oublier les monceaux des dépouilles de ceux qui rêvaient d’y venir, dans cette Europe. Alors qu’il est encore impossible de commencer à comprendre ce qui nous arrive, en Europe et au seuil de l’Europe, je saisis la question de Francesco comme une invitation urgente à ne détourner les yeux d’aucun de ces carnages en parallèle, jusqu’aux tréfonds de la câle du navire sénégalais. C’est là que les pompiers de Syracuse ont commencé pour nous.

Claire Clivaz

Claire Clivaz est théologienne, Head of DH+ à l'Institut Suisse de Bioinformatique (Lausanne), où elle mène ses recherches à la croisée du Nouveau Testament et des Humanités Digitales.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *